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HISTOIRE SOCIALISTE

Angleterre, a pétri différemment les institutions ? Peut-être, en France, fallait-il cette concentration, cette centralisation du pouvoir royal pour abattre ces grands feudataires, ces despotes féodaux qui foulaient le peuple et morcelaient la nation. Vous croyez avoir abattu la féodalité ; mais il n’en restait plus que l’ombre : ce sont les rois qui lui avaient enlevé d’abord sa force et sa substance. Et si cet effort royal ne vous a pas légué une France libre et habituée à la liberté, il vous a légué, du moins, une France unifiée, et où la souveraineté de la nation peut se déployer plus largement qu’en aucun pays du monde. Peut-être le mouvement populaire qui me menace et qui va m’emporter aurait-il été ajourné d’un demi-siècle si moi-même je n’en avais pas donné le signal par la convocation des États généraux et par le doublement du Tiers.

« Que votre orgueil ne s’irrite pas si je vous dis que c’est moi qui ai mis dans vos mains l’instrument de la Révolution qui va me frapper. Je ne l’ai point fait par une sorte de complaisance généreuse : il n’y a guère d’exemples dans la vie déjà longue des sociétés humaines, d’un pouvoir qui sacrifie spontanément une part de ses prérogatives. J’avais besoin de la nation pour rétablir les finances, pour obtenir des ordres privilégiés des contributions devenues nécessaires à l’État et que leur égoïsme imprévoyant m’avait refusées. Tel est le mystérieux enchaînement des choses, que c’est peut-être pour avoir endetté la monarchie en soutenant l’indépendance de l’Amérique, que j’ai été obligé de faire appel en France aux États généraux et d’ouvrir la Révolution ! Mais j’avais bien le droit de penser que des précautions étaient d’autant plus nécessaires que le peuple de France n’avait pas été accoutumé à se gouverner lui-même. Une transition trop brusque pouvait tout perdre. C’est pourquoi j’ai surveillé, pour la contenir, la Révolution commençante, et là où vous avez cru voir intrigue et complot, il n’y avait que l’accomplissement de mon devoir de roi envers la royauté et envers la Révolution elle-même.

« La noblesse et le clergé, malgré leurs fautes, étaient les appuis séculaires de la monarchie. J’ai tenté, tout en limitant leurs privilèges, de les sauver, comme ordres, d’une destruction totale. Avez-vous le droit de m’en faire un crime ? Mais si c’est un crime d’avoir tenté d’arrêter la Révolution à tel ou tel degré, pourquoi les révolutionnaires n’ont-ils pas demandé d’emblée l’abolition de la royauté ? Pourquoi ont-ils essayé de concilier la tradition royale et la souveraineté populaire ? C’est l’Assemblée constituante qui a inscrit la royauté dans la Constitution.

« Aujourd’hui, vous vous dites ou vous vous croyez tous républicains, et à vous entendre, on croirait que la monarchie est une sorte de monstre antique, dès longtemps enseveli, et dont le souffle même ne vous a pas effleurés.

« Or, il y a deux ans encore, il n’y avait peut-être pas un républicain parmi vous. Même quand j’eus quitté Paris pour aller chercher dans l’Est de