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Plus d’une fois déjà, des symptômes inquiétants avaient révélé une sourde colère, un malaise profond.

D’égoïsme étroit et d’horizon borné, les hommes de ces régions acceptaient les bienfaits de la Révolution et en répudiaient les charges. Les difficultés inévitables qui accompagnent les grands changements sociaux même les plus favorables les blessaient.

Les fermiers des biens des émigrés avaient dû, en plusieurs districts, payer la totalité de l’impôt, celui qui était dû par l’émigré comme celui qui était dû par le fermier lui-même. Les acquéreurs de biens nationaux n’entraient pas immédiatement en jouissance, parce que les administrations de la régie nationale prélevaient encore sur le revenu du domaine certaines redevances qui y étaient attachées, et qui n’avaient pas été vendues avec lui. Tous ces griefs, emportés ailleurs par le grand mouvement de la Révolution et par une audacieuse espérance, fermentaient dans la vie immobile et stagnante de l’Ouest et achevaient l’exaspération du fanatisme blessé.

Quand le roi fut condamné à mort, il y eut en ces régions une émotion d’égoïsme plus encore que de pitié. L’Europe allait se soulever sans doute et il faudrait partir : il faudrait que les jeunes hommes quittent leurs fiancées, abandonnent le champ paternel. Pourquoi ? parce que des révolutionnaires dénoncés par d’autres révolutionnaires comme des meurtriers, comme des cannibales, avaient eu soif du sang d’un roi. Le procureur syndic du district des Sables-d’Olonne a très bien traduit, dans une lettre du 24 janvier aux administrateurs du département de la Vendée, ce mélange confus et redoutable de griefs :

« Quant au moral, je crois que la très grande partie du peuple, que le sot orgueil de l’aristocratie appelait paysans, est entièrement corrompue par le fanatisme et par les efforts des ennemis intérieurs. J’ai souvent eu des exemples que le parjure n’était pas même un frein pour cette classe d’hommes égarés et simples ; j’en ai souvent eu encore de son injustice et de sa cruauté ; ces hommes d’ailleurs sont continuellement inquiets, irrésolus et beaucoup d’entre eux ne prendront sûrement d’autre parti que celui du plus fort.

« Quant au politique, les mêmes individus sont également incapables d’en raisonner comme d’y rien concevoir. La Révolution est pour eux une longue suite d’injustices dont ils se plaignent sans savoir pourquoi. Ils regrettent leurs anciens privilégiés, tandis que ces hommes ambitieux les écrasaient de leur morgue et de leur tyrannie ; ils regrettent les prêtres déportés, tandis que ces hypocrites les trompaient en volant leur argent. Ils croient la religion perdue par un serment qui n’a eu pour but que d’assurer l’exécution d’une loi civile ; ils haïssent les prêtres fidèles à la loi parce que, moins dissimulés ou moins fourbes que les prêtres réfractaires, ils parlent le langage de la liberté et de la nature. Ils redoutent les autorités constituées, comme ils s’en défient, tandis qu’elles ne sont créées que pour faire leur bonheur…