Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/171

Cette page a été validée par deux contributeurs.

justice à taxer un citoyen pour la possession de ce sans quoi il souffrirait de la faim ou du froid ? Le sacrifice de son nécessaire, de sa vie, n’est un devoir pour le citoyen que lorsque le salut public en dépend ; hors de là, son premier droit est de vivre, son premier devoir est de se conserver. À Athènes, l’impôt portait beaucoup sur le superflu, moins sur l’utile, et pas du tout sur le nécessaire. À Rome, outre les citoyens sans propriétés, la république en exemptait encore les pauvres propriétaires, elle n’exigeait pas qu’ils la servissent de leur bourse. La dénomination de prolétaires signifie clairement qu’ils servaient assez la république en créant et nourrissant de leur travail des citoyens robustes qui devaient être ses défenseurs.

« Que cette mesure soit adoptée, que le nécessaire physique ne soit plus imposé et toutes les taxes vont porter sur les riches, n’atteindre que le superflu, ne gêner que les besoins factices. Alors moins de malheureux par l’impôt, moins d’inégalité entre les citoyens, etc. »

Sous l’action des grands événements, la pensée sociale de la Révolution se précisait tous les jours davantage. Après le Dix-Août il y eut comme une haute vague de revendications sociales ; avec le procès du roi, en voici une seconde, plus haute et plus large, et qui semble soulever les modérés eux-mêmes. Mais, chez les Girondins et chez Condorcet lui-même, ce n’étaient encore que des tendances. En tout cas c’étaient des solutions à échéance assez lointaine, et c’est par l’action lente, continue, presque insensible des lois que devaient s’effacer peu à peu les inégalités trop redoutables. C’est vraiment sans un accent très marqué de passion et d’impatience que Condorcet, dans le projet de Constitution lu à la Convention le 15 février 1793, annonce la disparition de cette trop grande dépendance sociale qui rend illusoire le droit politique.

« La dépendance qui ne permet pas de croire qu’un individu obéisse à sa volonté propre pourrait sans doute être un motif légitime d’exclusion (du droit de vote), mais nous n’avons pas cru qu’il fût possible de supposer l’existence d’une telle dépendance dans une Constitution vraiment libre, et chez un peuple où l’amour de l’égalité est le caractère distinctif de l’esprit public. Les relations sociales qui supposeraient une telle humiliation ne peuvent subsister parmi nous, et doivent prendre bientôt une autre forme. »

Ici encore, c’est l’antinomie de la démocratie politique et de la trop grande inégalité sociale qui est affirmée, mais sans hâte et sans véhémence. Or, à la partie du peuple la plus ardente ou la plus souffrante, ces promesses un peu lointaines et molles ne suffisaient pas, et les groupements révolutionnaires qui avaient demandé la mort de Louis XVI comme une première revanche de la misère, sollicitaient de la Convention des actes immédiats, qui atténuent un peu les souffrances immédiates. Peut-être un jour la démocratie politique s’achèvera en démocratie sociale, l’égalité politique s’accomplira en égalité de fait. Mais en attendant il faut vivre, et le renchérissement des den-