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c’est bien d’un esprit de revendication sociale qu’est animée l’organisation révolutionnaire des fédérés et des sections.

À vrai dire, et malgré la puissance effroyablement absorbante de la guerre extérieure, chaque grand événement révolutionnaire ouvre plus largement aux esprits la question sociale. J’ai déjà dit comment de l’ébranlement du Dix-Août, de la victoire du peuple et de la démocratie, tout un mouvement de pensée était sorti tendant à l’égalité sociale. Mouvement si vif que la Révolution crut la propriété menacée, et s’organisa un moment pour la résistance.

Mais quoi ! à mesure que l’égalité politique devenait un fait plus certain, c’est l’inégalité sociale qui heurtait le plus les esprits. La Révolution, par la mort du roi, par la guerre universelle, assumait devant l’humanité des responsabilités croissantes. Comment les porterait-elle si elle ne démontrait pas à tous les hommes qu’elle voulait vraiment le bien de tous les hommes, et que, sans niveler les conditions, elle voulait du moins assurer l’indépendance et le bien-être du peuple tout entier ? Plus elle était obligée de combattre et de tuer, plus elle devait démontrer qu’elle avait une pensée profonde de douceur et de paix.

C’est bien là, en ces jours tragiques de la fin de janvier, le noble souci de Condorcet et des généreuses intelligences dont il était l’inspirateur. Il aurait voulu que la France, par l’humanité de ses lois, ramenât à elle les nations que la calomnie en avait détournées. Abolissez, disait-il, en matière privée la peine de mort, adoucissez le sort des débiteurs en limitant les droits des créanciers ; faites disparaître le régime d’iniquité et d’exclusion dont souffrent les enfants naturels ; organisez les secours publics ; sauvez de l’extrême misère les infirmes et les estropiés. C’était comme la compensation humaine de la mort du roi : « Nous avons puni un roi, mais nous avons sauvé cent mille hommes. »

Son journal, la Chronique de Paris, cherchait comment, en répudiant tout système de loi agraire et de nivellement, on pouvait atténuer les inégalités sociales. Il ouvre une sorte de rubrique : Égalité, où le conventionnel Rabaut Saint-Etienne, alors président de la Convention, d’abord sous ses initiales, J.-P. R. (Jean-Paul Rabaut) et bientôt sous sa signature, exposa des vues assez hardies d’apparence, mais bien superficielles, sur la propriété (nos des 19, 21 et 27 janvier 1793) :

« L’égalité est l’âme de la vie publique ; rien ne caractérise mieux la démocratie que la tendance à l’égalité, et que les passions et même les violences pour l’opérer. Dans une nation qui naît, l’égalité existe, et l’on ne prend pas assez de précautions pour la maintenir ; dans une nation qui se reforme, l’égalité n’existe pas, et l’on prend des moyens trop violents pour l’établir. Le peuple imite souvent ce tyran qui couchait les hommes sur un lit de fer et les raccourcissait de tout ce qui dépassait cette mesure ; il n’égalise pas, il mutile, il tue, ce n’est pas la démocratie, c’est l’ochlocratie.