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croire que leurs serviteurs n’étaient pas de la même espèce qu’eux. L’instruction fut un autre et plus puissant engin. »

Peu à peu, la condition de l’homme pauvre, mais instruit, s’est relevée : il a cessé de se considérer comme l’humble client des nobles, et une fierté nouvelle dresse une nouvelle hiérarchie des valeurs de la vie. Au terme de ce mouvement, la richesse perdra la prééminence que la noblesse a perdue.

Ainsi, au feu de la Révolution française, la grande espérance socialiste de Godwin s’anime. Ainsi le vaste mouvement révolutionnaire qui, en France par Lange, Dolivier et Babeuf, suscite les premiers germes et les premières formes du communisme et du fouriérisme, qui, en Allemagne, passionne Fichte et l’auteur inconnu du livre qu’admirait Forster, donne l’essor, en Angleterre, à ce magnifique communisme de Godwin, tout imprégné de liberté. C’eût été manquer à la Révolution française et en rétrécir misérablement le sens que de ne pas montrer les rayonnements et prolongements multiples de sa pensée. Mais que de forces de conservation et de réaction s’opposaient encore, en Allemagne, en Angleterre, à l’action révolutionnaire ! Et comme les imprudences et les outrecuidances de la Révolution avaient animé contre elle le juste orgueil national et la profonde défiance des peuples !

L’Italie était moins prête encore que l’Allemagne et l’Angleterre à la recevoir : malgré le génie de quelques-uns de ses penseurs, malgré Beccaria, malgré Filangieri, malgré Verri, elle était endormie dans une superstition indolente.

Qu’on lise Gorani, qui a tracé de la vie napolitaine et romaine de si vivants tableaux, on verra que le peuple était complice d’un despotisme à la fois familier et dégradant. Est-ce le sentiment de cette impuissance italienne qui irrita contre la France de la Révolution l’orgueil maladif d’Alfieri ? Il se vante, dans ses Mémoires, quand il est passé en France en 1791, d’avoir fermé les oreilles et les yeux, pour ne rien voir, pour ne rien entendre des hommes et des choses de la Révolution. C’est pour la noble Italie qu’il avait rêvé un grand rôle d’émancipation, la gloire d’une seconde Renaissance plus profonde et plus humaine. Et sans doute, il souffrait, jusqu’au désespoir et jusqu’à la haine, de voir qu’elle n’y était point préparée, et que les Barbares prenaient les devants.

Partout, en cette fin de 1792, le monde organisait sourdement ses forces de résistance contre la Révolution. Il en était ébranlé, mais il luttait pour étouffer par la force les pensées et les élans admirables qu’elle éveillait en lui. La conscience universelle, un moment séduite et entraînée, se resserrait, se repliait, s’armait de défiance, de jalousie, d’orgueil et de crainte ; les peuples subissaient une crise profonde à l’heure où s’ouvrait, en France, le tragique procès du roi.