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leur reste de temps ? Ce n’est pas probablement dans la paresse, et tous les hommes n’emploieront pas non plus le plein de leur temps à des travaux intellectuels. Il y a bien des choses, fruit de l’humaine industrie, qui, sans être nécessaires à la vie, contribuent à la joie… Une grande partie du temps disponible sera donc consacrée par une société éclairée à la production de ces choses. Un travail de cette sorte est conforme aux plus hautes exigences du bonheur. Le travail est aujourd’hui une calamité, parce qu’il est imposé par la nécessité de l’existence et parce qu’il est trop souvent exclu de toute participation aux moyens de savoir et de progrès. Quand il sera volontaire, quand il cessera d’entraver le perfectionnement des hommes, et qu’il en sera, au contraire, devenu une part, ou tout au moins converti en une source d’amusement et de variété, il sera non une calamité, mais un bienfait. »

Il n’y a donc aucun ascétisme dans la conception de Godwin ; il semble n’arrêter un moment le courant du génie humain que pour en former une masse qui puisse se répandre sur tout. Ainsi se précisent les lignes de l’organisation sociale désirée et rêvée par Godwin. Aucune contrainte, aucun acte d’autorité : c’est le progrès de la raison et de la conscience qui fera tomber les privilèges ; il sera intolérable aux hommes de songer à leurs jouissances individuelles et égoïstes avant d’avoir contribué à assurer l’essentiel de la vie à tous. Ainsi, tout d’abord, tous les hommes fourniront une part égale de travail pour créer les produits nécessaires à tous ; puis ils s’appliqueront à créer un luxe communicable à tous ; ils utiliseront pour cela les mécanismes toujours plus perfectionnés ; mais ils ne songeront pas à se les approprier pour en faire à leur profit un moyen d’accumulation et de domination.

Mais comment Godwin se figure-t-il la production ? Il répugne à la concevoir sous la forme de la coopération, du travail collectif. Cet égalitaire, ce communiste, est un individualiste ombrageux : il veut épargner le plus possible à l’être humain le contact prolongé, la lourde pression continue de la masse humaine. Ne pouvoir travailler qu’avec les autres, quelle servitude ! Il faut que l’individu participe à la vie commune, par là seulement il apprend à connaître, et en lui-même et dans les autres, l’humanité. Mais il faut que ce soit une libre communication et que l’individu puisse se retirer toujours à volonté dans sa solitude intérieure : Godwin ne veut ni des repas en commun, ni, s’il est possible, du travail en commun. Va-t-il donc rétrograder jusqu’au travail parcellaire et médiocre de l’artisan, qui commence à être éliminé par le travail collectif des manufactures et par la puissance compliquée des mécanismes ? Non, mais il lui paraît, au contraire, que l’extrême progrès du mécanisme sera de rétablir l’individualité du travail.

« Toute coopération surérogatoire doit être évitée avec soin, le travail commun et les repas communs.

« Mais n’y a-t-il pas une coopération dictée par la nature même du travail à accomplir ? Elle doit aller en diminuant. Le concert forcé du travail