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concours de circonstances qui introduisent les changements incessants à cet égard : mais, ordinairement, le niveau de la population est resté stationnaire pendant des siècles. On peut considérer que le système dominant de propriété étouffe d’innombrables enfants au berceau. »

C’est ce passage de Godwin qui fut l’occasion du livre de Malthus sur La Population, et l’économiste s’applique à railler l’optimisme du grand penseur qui croyait que de plus de justice sortirait plus de richesse vraie. Et lorsque Godwin, tardivement, en 1820, se décide à répondre à Malthus, sa pensée se reporte avec émotion vers son livre sur la justice politique, vers cette époque heureuse où la ferveur de la Révolution faisait éclore dans les esprits et dans les âmes les plus beaux fruits, il parle avec amertume du long triomphe de l’œuvre de Malthus, qui depuis vingt ans domine les esprits, et il se reproche presque comme une faute d’avoir donné à ce livre l’occasion de naître.

« Lorsque j’écrivis mes Recherches sur la justice politique, je me flattais moi-même de l’espoir de rendre un important service à l’humanité. J’avais échauffé mon esprit de tout ce qu’il y avait de grand et d’illustre dans les républiques de Grèce et de Rome, qui avaient été pour moi des sujets favoris de méditation, presque depuis mon enfance. Je fus ensuite animé (animated) par la révolution d’Amérique, qui commença comme j’avais juste vingt ans, et par la Révolution de France (quoique je n’aie jamais approuvé le mode selon lequel celle-ci s’était accomplie et les excès qui marquèrent, à quelque degré, ses débuts) ; j’étais animé aussi par les spéculations des érudits et des philosophes qui m’avaient précédé en Angleterre et dans d’autres parties de l’Europe, et qui avaient, pour ainsi dire, accompagné chaque pas de ces événements.

« Je pensais qu’il était possible de réunir tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus libéral dans la science de la politique, de le condenser, de l’ordonner plus fortement en un système, et de le pousser plus loin que n’avaient fait les écrivains antérieurs. »

C’est donc bien de la pensée du xviiie siècle, animée par la grande action révolutionnaire de la France, qu’est sorti le socialisme de Godwin : il est, si l’on peut dire, la synthèse de la philosophie du xviiie siècle et de la Révolution française. Il trouve sans doute que celle-ci est allée vers un but trop humble, par des moyens trop violents ; mais précisément parce qu’il ne se livre pas à elle sans réserve, il peut la dépasser : il s’anime (c’est le mot décisif qu’il emploie) aux ardentes et admirables énergies qu’elle développe, mais ces énergies, il les applique à une formule sociale plus vaste. Et telle était l’ardeur des esprits et des âmes autour de lui, que ce livre étrange qui déconcertait les révolutionnaires eux-mêmes excita la plus vive attention.

Ce livre parut, pendant quelque temps, répondre pleinement à ce que j’en pouvais attendre de plus favorable, je ne puis me plaindre qu’il soit tombé