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qui ne sont pas la fortune, il détourne les hommes de déployer leurs facultés dans les sens les plus variés ; il ne leur assigne qu’un but, il ne leur ouvre qu’une voie ; et tandis que des sommets multiples auraient pu surgir du multiple effort humain, il n’y a là qu’une hauteur informe, disgracieuse et colossale, celle que forme la richesse accumulée, amas pesant qui barre l’horizon.

« L’esprit d’oppression, l’esprit de servilité, l’esprit de fraude, voilà les fruits immédiats du système actuel de propriété. »

Et il a si bien faussé et aveuglé les esprits que les hommes l’acceptent comme la forme du droit, qu’ils se plaignent d’inégalités et d’injustices superficielles, et ne songent pas à mettre en cause l’inégalité essentielle, l’injustice fondamentale.

« Rien, dit Godwin, n’a excité une désapprobation plus marquée que les pensions et la corruption à prix d’argent qui font que des centaines d’individus sont récompensés non pour servir le public, mais pour le trahir, et que les gains si rudes du travail sont employés à engraisser les serviles adhérents du despotisme. Mais le rôle des rentes des terres d’Angleterre est une liste de pensions bien plus formidable que ce qui est supposé être employé à obtenir les majorités ministérielles. Tous les riches, et spécialement les riches héréditaires, doivent être considérés comme les salariés d’une sinécure, dont les ouvriers et les manufacturiers fournissent les émoluments, et dont les puissants dépensent le revenu dans la paresse. »

Observez, en passant, que, quoique Godwin signale le mal de la propriété accapareuse dans toute l’étendue de l’activité sociale, aussi bien industrielle qu’agricole, c’est surtout encore sous la forme foncière que le privilège de propriété lui apparaît le plus odieux. Il oppose les « manufacturiers » en même temps que les ouvriers, aux landlords ; c’est qu’une grande partie de l’industrie anglaise était exercée encore par des artisans, par de modestes bourgeois qui fournissaient, comme ces pauvres industriels de Nottingham et de Sheffield dont j’ai cité la pétition, une grande quantité de travail. Mais surtout en alignant ce remarquable passage, j’ai voulu saisir sur le vif le procédé de Godwin : il rattache aux revendications déjà populaires et acceptées les revendications plus hardies de son propre système : il s’applique à montrer dans sa grande affirmation d’égalité sociale la suite logique, le complément nécessaire les trop timides projets de réforme qui sont déjà accueillis par l’opinion, et il insère ainsi son idée dans le mouvement général. Oui, vous avez bien raison les hommes, de vous plaindre de ces listes de pension qui dévorent, au profit de quelques oisifs, une large part du produit de votre travail. Mais la rente foncière, la rente de cette grande propriété anglaise qui entretient le luxe d’une autocratie paresseuse et dépensière, n’est-ce pas une liste de pensions formidable ? La propriété n’est-elle pas la sinécure par excellence, l’office de parade et d’exploitation ? Ainsi, par des analogies audacieuses, Godwin élargissait en une révolution sociale de propriété, le mouvement de protestation ou de ré-