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teuse, et la modération, on peut dire la modicité des conclusions immédiates ! Il y a parfois, en ce grand penseur révolutionnaire qui conçoit une autre constitution du monde social et qui va bien au delà des montagnards les plus audacieux et des Jacobins les plus frénétiques, comme une nuance de modérantisme et presque d’esprit feuillant. Mais c’est ce contraste même qui donne aux spéculations hardies de Godwin toute leur valeur et tout leur sens. Il apparaît, précisément à son souci de ménager les transitions, qu’il n’est ni un chimérique, ni un fantaisiste. S’il était un romancier social, s’il se bornait à convertir en un vague idéal le vague regret d’une prétendue félicité primitive, ou s’il écrivait, lui aussi, a la mode de Mercier, son Paris en l’an 2000, que lui importeraient les obstacles ? Pourquoi se préoccuperait-il de heurter le moins possible, dans la plus grande et la plus profonde des transformations, les intérêts et les habitudes ? Mais il prend sa propre pensée au sérieux ; il veut vraiment, réellement, conduire la société humaine en mouvement à une forme nouvelle, d’où la propriété accapareuse et exploiteuse aura disparu ; il sait qu’il n’y peut arriver que par étapes, et il s’intéresse aux progrès prochains, quelque disproportionnés qu’ils paraissent à son suprême idéal, parce qu’ils y acheminent, parce que tout au moins ils ouvrent les voies.

C’est cet accent de sérieux, c’est cette couleur de réalité qui fait, à mes yeux, la valeur exceptionnelle de l’œuvre de Godwin. Son plan d’égalité sociale n’est pas une chimère abstraite : il s’assouplit et s’adapte au prodigieux mouvement que la Révolution française développa. Et dans la prudence, dans « l’opportunisme » de son programme immédiat, Godwin n’oublie pas un instant la haute lumière de justice, la grande idée d’égalité vers laquelle il se dirige.

Ah ! comme il a hâte de fonder enfin la société nouvelle, et de débarrasser l’humanité de toutes les tares que lui inocule le système de la propriété privilégiée ! Le premier effet, la première tare, c’est l’esprit de servitude, intrigue servile des courtisans à la cour, intrigue servile du pauvre auprès du riche dont il attend un bienfait ; abjection des valets devant le maître opulent dont ils devancent les caprices dont ils flattent les manies ; servilité mielleuse du marchand avec sa clientèle : servilité du candidat dans les élections populaires : partout des hommes pliés.

Et partout aussi, le spectacle et l’étalage de l’injustice, la richesse étant devenue la seule mesure de toute valeur et tout mérite vrai étant ravalé par elle. De là, un endurcissement égoïste des hommes à l’iniquité familière ; l’âpre convoitise de tous, parce que tous veulent se procurer la valeur fausse, mais souveraine, qui prime ou annihile toutes les autres.

Et encore, un troisième effet funeste du système actuel de propriété, c’est qu’il est niveleur : oui, il nivelle la nature humaine, il l’uniformise et l’abaisse. En rendant difficile et presque impossible l’affirmation sociale des valeurs