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les sceaux du malheur, de l’injustice et du déshonneur » ; mais comment serait-il possible de les en détourner par la force ?

« Si un individu, par l’effet d’une plus grande ingéniosité ou d’une plus infatigable industrie, obtient une plus grande proportion des nécessités ou des agréments de la vie que son prochain, et, les ayant obtenus, décide de les convertir en moyens d’inégalité permanente, cette conduite n’est pas telle qu’on puisse entreprendre justement et sagement de la réprimer par des voies de coercition. Si, l’inégalité étant ainsi introduite, les membres plus pauvres de la communauté sont, ou assez dépravés pour vouloir, ou dans une situation assez malheureuse pour devoir se faire eux-mêmes les serviteurs salariés, les ouvriers d’un homme plus riche, cela non plus n’est probablement pas un mal qui puisse être corrigé par l’intervention du gouvernement. Mais, quand nous sommes parvenus à ce point, il devient difficile de mettre des bornes à la croissance de l’accumulation chez un homme, de la pauvreté et de l’infortune chez un autre. »

Et non seulement Godwin constate l’impossibilité d’arrêter par la loi cette évolution capitaliste qu’il déplore ; non seulement elle lui apparaît comme un fait profond qui, procédant de la liberté humaine égarée, ne peut être aboli que par la liberté humaine éclairée et redressée : mais il se refuse à troubler ce mouvement. Un moment il se demande s’il ne serait pas possible de le modérer en supprimant les lois qui garantissent l’héritage et la liberté de tester :

« Que devons-nous penser, dit-il, de la protection donnée à l’héritage et aux libéralités testamentaires ? Il n’y a aucun mérite, dans le fait d’être né le fils d’un riche, plutôt que le fils d’un pauvre, qui puisse nous autoriser à appeler tel homme à l’abondance et à condamner tel autre à une invincible détresse. Sûrement, nous avons le droit de nous écrier que c’est assez de maintenir des hommes dans leur usurpation (car n’oublions jamais que la propriété accumulée est usurpation) durant leur vie. C’est par la plus extravagante fiction que l’on étend encore l’empire du propriétaire au delà même de son existence naturelle, et qu’on lui donne le droit de disposer des événements, quand lui-même n’est plus dans le monde. »

Mais Godwin, soucieux de ne pas affaiblir le ressort de l’activité individuelle et de ne pas lier la volonté des hommes, même quand elle s’égare, résiste à l’idée d’abolir l’héritage.

« Les arguments, dit-il, qui peuvent être apportés en faveur de la protection accordée à l’héritage et aux donations testamentaires, sont plus forts qu’on ne l’imaginerait d’emblée. Nous avons essayé de montrer que les hommes doivent être protégés dans la disposition de la propriété qu’ils ont personnellement acquise : soit qu’ils la dépensent pour les objets dont ils ont besoin, ou pour les objets de luxe qui flattent leur pensée ; soit qu’ils la transfèrent à d’autres hommes dans la proportion que dicte la justice ou que