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découvriront vite le moyen de monopoliser les produits nouveaux, comme ils ont fait les anciens. Une petite partie seulement consistera en produits essentiels à la subsistance de l’homme, ou sera distribuée équitablement à la communauté. Tout ce qui est objet de luxe et superfluité viendra accroître les jouissances des riches, et peut-être, en réduisant le prix des objets de luxe, augmenter le nombre de ceux auxquels ces jouissances sont accessibles. Mais cela n’apportera aucun allègement à la grande masse de la communauté. Les membres les plus favorisés de celle-ci ne donneront pas à leurs inférieurs un salaire plus élevé pour vingt heures de travail, je suppose, qu’ils ne faisaient pour dix. »

Ne dirait-on pas une des pages les plus âpres du Capital où Marx montre l’effroyable exploitation du travail et l’avidité du capitalisme anglais buvant tout l’effet utile du labeur ouvrier ? Il semble même, au dernier trait, que Godwin a voulu noter, sous forme d’hypothèse, l’incessant effort du capital pour allonger le plus possible la durée du travail. Qu’on ne se hâte donc pas de dire que Godwin, par cette proscription au moins apparente du luxe, ne fait que répéter les lieux communs des moralistes et des sermonnaires, ou qu’il retombe dans le communisme élémentaire, rétrospectif et chimérique de plusieurs écrivains français du xviiie siècle, car, d’abord, cela est d’un autre accent.

Il y a vraiment, sous ces couleurs sombres, l’expérience de la vie sociale anglaise ; c’est elle, avec ses dures et implacables transformations, qui est comme le fond noir de cette cruelle peinture. Il semble, il est vrai, que Godwin, en haine des formes nouvelles d’oppression que la croissance du luxe et de l’industrie a déchaînées, veuille rayer les trois derniers siècles de l’histoire anglaise, revenir au xve siècle, à cette période précapitaliste qui précéda aussi la brutale concentration de la propriété terrienne. Mais ne semble-t-il point aussi parfois, que comme Marx, quand il nous décrit la douloureuse et violente genèse du capitalisme, il déplore que l’humanité ne se soit pas arrêtée au stade antérieur ? Et pourtant il sait bien qu’il est impossible d’enchaîner le mouvement de l’histoire, et que ce serait funeste, puisque le capitalisme est la condition du socialisme. Godwin, avec un sens évidemment moins net de l’éternelle et nécessaire évolution, ne se retourne point, lui non plus, vers le passé. Qu’on se rappelle d’ailleurs qu’au moment même où il paraît condamner la production des objets de luxe, il se demande dans quelle mesure ils pourront trouver place dans une société plus simple, et c’est un jour ouvert sur l’avenir. Ce qui le distingue d’ailleurs et de Mably et de Rousseau et d’Helvétius, c’est que pour ceux-ci l’égalité primitive est à jamais disparue, que l’humanité peut regretter ce paradis de la communauté, mais que, surchargée de besoins, de vices et de complications, elle ne le retrouvera plus. Godwin, au contraire, a la ferme espérance que l’égalité de fait est possible. Ce qui, pour nos moralistes sociaux, est un reflet de