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simple mais large du grand nombre ? On peut calculer que le roi, même d’une monarchie limitée, reçoit comme salaire de son office un revenu équivalent au travail de cinquante mille hommes ! Et représentons-nous encore les parts faites à ses conseillers, à ses nobles aux riches bourgeois qui veulent imiter la noblesse, à leurs enfants et alliés. Est-ce miracle qu’en de tels pays, les ordres inférieurs de la communauté soient épuisés sous un fardeau de misère et de fatigue immodérées (penury and immoderate fatigue) ? Quand nous voyons la richesse d’une province étalée sur la table d’un grand, pouvons-nous être surpris que ses voisins n’aient pas de pain pour apaiser le cri de la faim ?

« Et cette condition faite à des êtres humains peut-elle être considérée comme le suprême perfectionnement de la sagesse politique ? Il est impossible qu’en un semblable état les vertus éminentes ne soient pas extrêmement rares. Les hautes et les basses classes sont également corrompues par cette situation contraire à la nature. Mais pour laisser de côté en ce moment les hautes classes, quoi de plus évident que la tendance du besoin à contracter les facultés intellectuelles ? La situation que l’homme sage doit désirer pour lui-même et pour ceux auxquels il s’intéresse est une situation alternée de travail et de relâche, d’un travail qui n’épuise pas l’organisme, d’un repos qui ne dégénère pas en indolence. Ainsi l’industrie et l’activité sont en force, le corps est maintenu en santé, et l’esprit apte à la méditation et au progrès. Ce serait là la condition de toute l’espèce humaine si les objets de nos besoins étaient équitablement répartis. Peut-il y avoir un système plus digne de désapprobation que celui qui convertit les quatre-vingt-dix centièmes au moins des êtres humains en bêtes de somme, détruit tant de pensées, rend impossibles tant de vertus et extirpe tant de bonheur ? »

Et si l’on objecte à Godwin que l’argument est étranger au sujet de l’aristocratie, et qu’il porte contre la propriété elle-même, il en convient, mais il ajoute, avec ce sens pratique qui se combine en lui aux plus vastes et aux plus lointaines hardiesses, que le régime aristocratique aggrave l’inégalité.

« L’inégalité des conditions est l’inévitable conséquence de l’institution de la propriété. Oui, il est vrai que beaucoup d’inconvénients dérivent de la propriété même, sous la forme la plus simple où on peut la concevoir, mais ces inconvénients, si haut qu’on les évalue, sont fort aggravés par les opérations de l’aristocratie. L’aristocratie détourne de son cours naturel le fleuve de la richesse qui pourrait porter dans toutes les parties de la nation non le ravage, mais la fécondité et la joie ; l’aristocratie s’applique, avec un soin continu, à accumuler la richesse aux mains d’un petit nombre de personnes.

« En même temps qu’elle essaie de rendre difficile l’acquisition de la propriété personnelle, l’aristocratie a grandement accru cet appétit d’acquisition. Tous les hommes ont naturellement soif de distinction et de préémi-