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C’est un événement qu’on ne doit pas considérer avec alarme. Une catastrophe de cet ordre serait la vraie « belle mort » du gouvernement. Si l’annihilation de l’aveugle confiance et de l’opinion implicite peut se produire un jour, il y aura nécessairement, à la place de ces erreurs usées, un libre concours de tous pour promouvoir le bien-être général (an unforced concurrence of all in promoting the general welfare). Mais, quelle que puisse être à cet égard la suite des événements et la future société politique, il est toujours bon de se rappeler que c’est là la caractéristique du gouvernement et la pierre de touche de l’institution. On peut douter à quelque degré que l’espèce humaine puisse jamais s’émanciper de l’état de sujétion et de tutelle où elle est ; mais c’est là sa destinée, il peut être salutaire aux individus et profitable à l’ensemble de s’en souvenir. »

Ainsi, l’homme prudent et avisé qui ne croit qu’au progrès mesuré, aux évolutions continues, n’imagine point follement un brusque passage de l’état de servitude à l’état « d’anarchie », mais il croit qu’à mesure que la valeur individuelle des hommes et leur disposition à s’obliger librement les uns les autres grandiront, tout pouvoir de contrainte, c’est-à-dire tout gouvernement, tendra à s’affaiblir et à disparaître. Et si incertaine, si lointaine en tout cas que soit cette mort des gouvernements, c’est un noble idéal pour tout individu de régler sa vie de telle sorte que le gouvernement soit inutile. Mais, pendant les crises révolutionnaires, tous les ressorts de l’activité se tendent, toutes les forces de gouvernement se concentrent, qu’il s’agisse du gouvernement menacé ou du nouveau gouvernement révolutionnaire, et c’est une raison de plus à cet individualiste fier et hautain, qui ne conçoit la démocratie et le communisme même que comme le moyen suprême de développer les individus, pour écarter le plus possible toute hypothèse de révolution.

Il a aussi, et par un sentiment analogue, l’horreur et le dégoût des « associations politiques ». On sait avec quel mépris et quelle colère Fourier, quelques années après, parlera des clubs de la Révolution, et on se souvient que Lange opposait aux réunions orageuses des sections les sages et calmes associations de chefs de famille qui, dans son plan, devaient gérer les magasins communs d’approvisionnement. Tous ces grands constructeurs sociaux, épris d’un rêve de liberté vaste et de vaste harmonie, n’aiment guère les associations de combat, qui divisent la nation, lient les individus de la chaîne courte des partis et font obstacle à l’association générale. De même, Godwin leur reproche de prendre la partie pour le tout, de déchaîner l’esprit de contention et de dispute, de substituer les approbations ou les improbations de coterie aux jugements calmes et sains de la science, et de supprimer la libre communication des intelligences en groupant les hommes qui acceptent d’avance un même mot d’ordre et répètent les mêmes formules. Or, les Révolutions ont cet effet fâcheux de multiplier les associations politiques, les groupements de lutte.