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donc quelque étroitesse et quelque humilité de vue dans l’action révolutionnaire. De plus la révolution suscitée par l’horreur de la tyrannie devient souvent elle-même une tyrannie. Il n’y a pas de période plus redoutable pour la liberté. « Quand tout est en crise, on redoute même l’effet d’un mot, et toute libre communication de pensée, toute libre recherche de la science sont suspendues. » Et les effets des convulsions révolutionnaires se prolongent pendant plusieurs générations, les deux partis qui ont lutté par la force ne peuvent renoncer de longtemps à leur animosité réciproque. Presque toujours la révolution est sanglante ; et l’atteinte portée par des hommes à d’autres hommes est une des plus grandes tristesses de l’histoire.

« Hélas ! dit Godwin, avec un accent profond et un sens admirable de la dignité tout ensemble et de la souffrance humaines, la plupart des hommes qui vivent maintenant sont pauvres, leurs moyens de jouissance sont bien étriqués, et ce n’est guère que de nom qu’ils participent à la dignité d’homme. La mort est donc, en soi, le moindre des maux humains. Un tremblement de terre, qui parfois anéantit par centaines de mille des individus humains peut être déploré à cause de l’angoisse des survivants ; mais pour ceux qui sont détruits, l’événement, si on veut bien le juger avec sang-froid, n’a rien que de banal. Les lois de la nature, qui produisent ces catastrophes, peuvent être l’objet de recherches étendues ; mais les effets n’ont rien que de vulgaire. Le cas est tout à fait différent quand l’homme tombe sous les coups de l’homme. Alors d’innombrables passions mauvaises sont engendrées ; les auteurs et les témoins de ces meurtres deviennent durs, implacables et inhumains. Ceux qui perdent un ami par une catastrophe de cette sorte sont remplis d’indignation et de ressentiment. La défiance se propage de l’homme à l’homme, et les liens les plus chers de la société humaine sont dissous. Il est impossible d’imaginer un état plus défavorable à la culture de la justice et à la diffusion de la bienveillance. »

Je ne sais, mais sous le voile un peu ample et flottant de ces phrases générales, il me semble démêler le front sanglant des égorgeurs de septembre, le long et triste cortège de haines et de fureurs qui du 14 juillet au 5 octobre, du 10 août au 2 septembre, accompagnait la Révolution française en marche. Comme le grand communiste français Babeuf, le grand communiste anglais Godwin sent en lui l’humanité s’émouvoir aux violences des Révolutions, mais Babeuf, jeté dans la tourmente, essaiera à son tour de l’action violente pour sauver la liberté menacée, pour susciter la justice sociale. Godwin, au contraire, comme ceux que l’on appellera plus tard les socialistes utopistes, compte sur la seule force de la lumière pour transformer la société. Il semble considérer comme négligeable la résistance des égoïsmes, le volontaire aveuglement des privilégiés, ou du moins il croit que le progrès des connaissances générales amènera des changements gradués qui se réaliseront, sinon sans effort, du moins sans violence.