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pour en lire une autre qui, conçue en termes mesurés, s’imposa à la Chambre, c’est en somme sur le suffrage universel que porta le débat. Non que le texte même de la pétition formulât une demande en ce sens. Elle se bornait à protester contre la répartition inégale des sièges entre les diverses corporations et collectivités qui déléguaient au Parlement, contre la trop longue durée des législatures et contre la corruption. Elle laissait la solution indéterminée, et l’on sait que les orateurs libéraux qui soutenaient la pétition étaient hostiles au suffrage universel. Malgré cela, c’est toujours en combattant les principes de la Révolution française, c’est en dénonçant les effets du suffrage universel en France, que Pitt et les orateurs de la majorité ministérielle repoussaient la pétition.

En vain Sheridan, Francis, Fox, Erskine, s’évertuaient-ils à exorciser le fantôme de la Révolution. En vain répétaient-ils : « Il ne s’agit pas de la France, mais de l’Angleterre. Il ne s’agit pas du suffrage universel, mais d’une prudente extension du droit de suffrage ». En vain essayaient-ils d’embarrasser Pitt en lui rappelant son projet de réforme parlementaire de 1785. Il répondait : « Un abîme s’est ouvert, l’abîme de la Révolution, l’abîme de la démocratie, le gouffre sans fond du suffrage universel où toute autorité disparaît ». En sorte que si le suffrage universel fournissait le prétexte souhaité d’écarter même une modeste réforme, il était là comme une obsession. À partir de ce jour il n’est plus une revendication théorique ou une thèse d’école : il est mêlé à la vie politique anglaise et il s’y réalisera progressivement.

De même que la grande agitation européenne provoquée par la France de la Révolution a suscité en Angleterre des conceptions politiques plus larges, de même elle y a donné aux problèmes économiques un tour nouveau. Marx a noté, dans le chapitre XXVIII du Capital, l’importance de cette motion de Whitbread sur le minimum des salaires dont j’ai parlé. Il dit : « Sur ces entrefaites, les circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu’il se produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte où depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour fixer au mouvement des salaires le maximum qu’il ne devait en aucun cas dépasser, Whitbread vint proposer, en 1796, d’établir un minimum légal pour les ouvriers agricoles. » Tout en combattant la mesure, Pitt convint cependant que « les pauvres étaient dans une situation cruelle ».

Sans doute ce sont les « circonstances économiques », c’est la croissance de la grande industrie et du système manufacturier qui faisaient éclater le cadre rigide des salaires. Mais Marx néglige complètement (et c’est un vice essentiel de son œuvre) l’action des causes politiques. Visiblement, l’ébranlement démocratique de la Révolution française a contribué à renverser le point de vue. Encore en 1789, le Parlement d’Écosse décidait que les statuts d’Élisabeth étaient applicables aux salaires.