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tion. Danton, absorbé jusqu’au 15 janvier par sa mission en Belgique, et d’ailleurs traité en suspect par la Gironde, ne pouvait pas créer un grand mouvement pacifique ; et Roland envenimait toutes les querelles des radotages de sa bonhomie fielleuse et apeurée. Cette lourde nuée de haines tourbillonnait, cachait à tous l’horizon. Pendant qu’ils se déchiraient, ils laissaient se préparer la guerre entre l’Angleterre et la France, c’est-à-dire une des plus grandes catastrophes de l’histoire universelle. Sans doute, plus d’un Conventionnel commençait à avoir conscience du péril, mais peu le voyaient distinctement, et plus rares encore, ceux qui osaient l’avouer. Je ne trouve guère à ce moment que les viriles paroles, trop amères, il est vrai, et désenchantées d’un Conventionnel obscur, le représentant de la Creuse, Jean-François Barailon ; dans une opinion imprimée du lundi 7 janvier, il annonçait le funeste et prochain élargissement de la guerre :

« La guerre est sans contredit le pire de tous les fléaux ! Quelles en seront les suites ? Le voici : ces champs si fertiles seront bientôt incultes, faute de bras ; la durée de la disette qui nous tourmente, peut-être la famine, se prolongeront à l’infini.

« Faut-il vous représenter ensuite l’abolition des sciences et des arts, l’extinction de cette brillante jeunesse qui fait votre espoir, qui doit tirer du néant les générations futures auxquelles vous êtes redevables de tant de succès ?

« Faut-il vous faire sentir enfin que la liberté publique risque d’être sacrifiée, qu’il peut même arriver un instant où il n’y aura plus de sûreté pour personne ? Que de reproches ne mériterions-nous pas alors de la part de la postérité, envers laquelle nous avons contracté un si grand engagement ?

«  Ceux qui, pour perdre la République, désirent la voir aux prises avec toute l’Europe, sont certainement à la veille de jouir.

« Je sais que nos politiques, à vue myope, se persuadent que les peuples sont surtout pour nous, parce que notre cause, assure-t-on, est la leur. Eh bien ! c’est encore là un rêve, une chimère.

« L’amour de la liberté ne fera pas autant de prosélytes qu’on l’imagine. Les idées vraiment philosophiques, dont on l’accompagne, sont trop abstraites, conséquemment à la portée de trop peu de gens.

« D’ailleurs, tous n’attachent pas le même sens à ce mot « liberté » ; chacun veut en jouir à sa manière ; et tel peuple que, par cela même, nous traiterions de barbare, nous regarderait à son tour comme de vrais sauvages. Peu de gens voudront de la nôtre, je vous l’annonce, la suite vous le prouvera.

« Nous prétendons éclairer les nations, disons-nous ; l’entreprise est belle, mais bien difficile. Les préjugés, hélas ! se répandent comme le torrent et la vérité arrive toujours au pas de la tortue.