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n’étaient dictées que par la crainte, que par l’inquiétude sur le sort d’une comédie qui se préparait.

« Tout à coup, la scène change ; le roi d’Angleterre, par deux proclamations du 1er décembre, ordonne de mettre la milice sur pied, convoque le Parlement pour le 16 décembre, lorsqu’il ne doit s’assembler que dans le cours de janvier, fait marcher des troupes sur Londres, fortifie la Tour, l’arme de canons, et déploie un appareil formidable de guerre. Et contre qui tous ces préparatifs étaient-ils destinés ? Contre le Livre des Droits de l’Homme, de Thomas Paine. Le ministre annonçait que cet ouvrage avait perverti tous les esprits, qu’il s’était formé une secte révolutionnaire qui voulait renverser le gouvernement anglais, le remplacer par une Convention nationale ; que cette secte avait ses comités secrets, ses clubs, ses correspondances ; que ses liaisons étaient étroites avec les Jacobins de Paris ; qu’elle envoyait des apôtres pour exciter la révolte par toute l’Angleterre… Ces mesures du ministère anglais remplirent, et au delà, toutes ses espérances. Il se fit une coalition rapide et nombreuse de toutes les créatures de la cour, des hommes en place, des nobles, des prêtres, des riches propriétaires, de tous les capitalistes, des hommes qui vivent des abus. Ils inondèrent les gazettes de leurs protestations de dévouement pour la Constitution anglaise, d’horreur pour notre Révolution, de haine pour les anarchistes ; et la secousse qu’ils imprimèrent à l’opinion publique fut telle qu’en moins de quelques jours toute l’Angleterre fut aux genoux des ministres : que la haine la plus violente succéda, dans le cœur de presque tous les Anglais, à la vénération que leur avait inspirée la dernière révolution de la France. »

Quoi ! en quelques jours, un si prodigieux renversement des esprits ? Ce serait impossible s’il n’y avait pas eu, dans toute la pensée et dans toute la vie anglaises, un fond conservateur. Oui, beaucoup d’Anglais avaient de la sympathie et même de la vénération pour une Révolution de liberté ; ils en excusaient même parfois la violence, et étaient prêts à s’inspirer de ses principes pour réformer peu à peu, dans le sens de la démocratie, leur Constitution ; mais à la triple condition que cette réforme ne prendrait pas des allures révolutionnaires, que la France ne se permettrait aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’Angleterre, et qu’elle ne profiterait pas de sa propagande sur le continent pour s’agrandir des peuples voisins et modifier à son profit l’équilibre de l’Europe.

Voilà les craintes et les scrupules qu’il fallait ménager, et Brissot se reprochait sans doute tout bas de s’être laissé aller au cours des événements, de n’avoir eu ni fermeté ni prévoyance dans la politique avec l’Angleterre. Sans doute, les très nombreuses correspondances de Londres que Brissot, depuis le Dix-Août, insère dans son journal, Le Patriote français, n’avaient pas le ton de fanfaronnade du Journal de Prudhomme. Elles marquent bien, il est vrai, les progrès de l’esprit révolutionnaire en Angleterre. Elles exa-