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pas les intérêts de la bourgeoisie. « Ce ne sont pas les principes qui sont mauvais et doivent être réprouvés, mais l’abus qui en a été fait. C’est de l’abus des principes et non des principes mêmes qu’ont découlé tous les maux qui affligent la France. L’usage qu’ont fait les Français du mot d’ « égalité » prête au plus haut degré aux objections. Si on le prend dans le sens où eux-mêmes l’ont pris, il n’est rien de plus innocent : car que disent-ils ? « Tous les hommes sont égaux en droits ». J’accorde très bien cela : tous les hommes ont des droits égaux, des droits égaux à des choses inégales ; l’un a un shilling, un autre a mille livres ; l’un a un cottage, un autre a un palais ; mais le droit chez les deux est le même, un droit égal de jouir, un droit égal d’hériter et d’acquérir, et de posséder l’héritage et l’acquisition. »

C’était une définition bien formelle et bien bourgeoise de l’égalité : en fait, elle répondait aux tendances dominantes de la bourgeoisie révolutionnaire de France ; mais le mouvement social de la Révolution allait au delà : il était plus substantiel, il tendait à un certain rapprochement, à un certain équilibre des conditions et des fortunes.

Fox atténuait et amortissait le sens du mot « égalité » pour réagir contre la propagande de panique et de terreur des privilégiés. Peut-être, dans l’instabilité et l’inquiétude de l’esprit anglais à ce moment, eût-il dépendu de Pitt, s’il s’était porté du côté de Fox, de constituer un parti de réformes politiques qui aurait compris une part importante de la bourgeoisie industrielle et de la classe ouvrière et qui aurait étendu la puissance de la démocratie sans mettre un moment en question la propriété. Mais il y avait chez les possédants et les dirigeants un commencement de frayeur, et le ministère, en cette fin de 1792, croyait avoir intérêt à fomenter ces craintes plus qu’à les calmer.

C’est que les victoires de la France avaient brusquement modifié le point de vue de Pitt, et démenti ses prévisions. Il ne voulait pas intervenir dans les affaires intérieures de la France, et il avait tenu l’Angleterre à l’écart de la première coalition parce qu’il croyait que la France désorganisée, livrée à l’anarchie, succomberait à l’assaut des puissances européennes.

Ainsi, l’Angleterre, pour son action politique et surtout commerciale dans le monde, avait un double bénéfice, le bénéfice de la paix qui lui permettait de produire beaucoup, et le bénéfice de l’abaissement de la France, sa rivale sur les marchés. Mais voici qu’au lieu d’être abaissée et affaiblie, la France de la Révolution abat les rois, refoule les armées ennemies, s’agrandit par la libre adhésion de la Savoie, pénètre en Allemagne, occupe la Belgique. Voici qu’en Belgique elle fait acte d’autorité, et, brisant par sa seule volonté un traité qui liait plusieurs puissances, traité placé sous la protection de l’Angleterre, elle rend aux Belges la libre navigation de l’Escaut. Voici donc que la France déborde sur l’Europe, et qu’il est à craindre qu’elle n’utilise, au profit de son commerce et de ses manufactures, la vaste influence qu’elle