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« C’est animé de cette espérance que je retournai à Paris, et je parcourus, avec une ardeur que je n’avais point éprouvée jusque là, la spacieuse cité. Je passais devant la prison où gisait le roi infortuné, formant avec sa femme et ses enfants une triste association de servitude. Je passais devant le palais qui avait subi récemment le grondant assaut du canon d’une foule furieuse. Je me promenais dans le square du Carrousel (une place vide maintenant), où s’était naguère abattue la mort, et je contemplais çà et là des taches de sang, comme fait un homme qui a en main un volume où sont racontées des choses qu’il sait mémorables, mais qui est fermé pour lui, étant écrit dans une langue qu’il ne connaît point ; il interroge avec peine les feuilles muettes et s’effraie à demi de leur silence. Mais la nuit, je sentais plus profondément dans quel monde j’étais, quelle terre je foulais, et quel air je respirais. Ma chambre était haute et solitaire, tout près du toit d’une grande maison, et c’est un gîte qui m’aurait plu beaucoup dans un temps plus calme ; alors même il n’était pas tout à fait sans charme. Je veillais, avec un flambeau toujours allumé, lisant par intervalles ; la peur du passé m’opprimait presque autant que la peur de l’avenir. Je songeais à ces massacres de septembre, séparés de moi par quelques semaines seulement ! Je les voyais, je les touchais, et mon sommeil était comme ensorcelé de fictions tragiques et d’histoires vraies, de réminiscences et d’avertissements. Le cheval s’habitue au manège, et dans sa course même la plus sauvage, il foule ses traces d’hier. À l’orage qui s’est dissipé, l’air prépare aussitôt un successeur farouche ; le flot se retire, mais c’est pour quitter bientôt à nouveau son abri dans le grand abîme ; toutes choses ont une seconde naissance, et le tremblement de terre ne se satisfait point en une fois. Ainsi mon esprit travaillait sur lui-même jusqu’à ce qu’il me semblât entendre une voix qui criait à toute la cité : « Ne dors plus ».

« Le cauchemar s’enfuyait avec le cri même auquel il avait donné naissance. Mais, c’est en vain que les réflexions de l’esprit plus calme me promettaient une douce paix et un doux oubli. La chambre, toute tranquille et silencieuse qu’elle fût, réapparaissait peu propice au repos de la nuit, sans défense comme une forêt où errent des tigres.

« À la pointe du jour, je me hâtais vers la promenade du Palais d’Orléans (Palais Royal). À cette heure, les rues étaient tranquilles encore ; mais il n’en était pas ainsi le long des arcades. Là, dans un tumulte de cris discordants, qui me saluait dès l’entrée, j’entendais les voix aiguës des colporteurs, braillant la « Dénonciation des crimes de Maximilien Robespierre » ; la main, prompte comme la voix, distribuait un discours imprimé, le même qui avait été prononcé récemment, lorsque Robespierre, n’ignorant pas dans quel but quelques paroles de blâme indirect avaient été jetées, se leva hardiment, et défia quiconque avait formé sur lui de méchants soupçons, d’apporter ouvertement son accusation ; après un intervalle de mort, et comme nul ne bougeait, Louvet, dans le silence de tous, quitta son siège, suivit seul l’avenue