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berté. » Mon âme bondissait, ma voix mélancolique se mêlait au chœur. Soyez joyeuses, toutes les nations ; dans toutes les terres, vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux. Désormais, tout ce qui nous manque à nous-mêmes, nous le trouverons chez les autres, et tous, enrichis d’une richesse mutuelle et partagée, trouveront d’un seul cœur leur parenté commune. »

Ainsi se déroulait la merveilleuse ampleur humaine de la Révolution ; ainsi l’idée de l’universelle paix et de la liberté universelle créait une sorte d’universelle patrie. Bien fortes étaient les prises de la Révolution sur Wordsworth pour que sa foi en la liberté et en l’humanité n’ait été troublée ni par les sanglantes journées de septembre, ni par les premiers symptômes de la guerre systématique au christianisme. Il entrevoyait au delà des violences passagères et des crimes d’un jour un avènement d’humanité tendre, et c’est avec une sorte de piété qu’il saluait la victoire finale de la France et de la Révolution. Le onzième chant de ses Préludes, où il nous dit quelle était sa pensée à la fin de 1792, est d’une incomparable hauteur.

« Un jour beau et silencieux enveloppait la terre, il unissait avec un calme inaccoutumé, un de ces jours si beaux qu’ils semblent donnés tout ensemble pour apaiser l’âme et pour approfondir le regret. Je m’arrêtai au bord de la Loire au flot glissant, et je jetai à ses riches domaines, vignobles et terres de labour, grandes prairies et forêts aux couleurs variées, un long regard d’adieu. C’était fini des paysages tranquilles, j’étais lié maintenant à la farouche métropole. Le roi était tombé de son trône, et l’armée d’invasion ― présomptueuse nuée caressée d’un vent de désastre — avait crevé inoffensive sur les plaines de la liberté. Ces hommes, — arrogants comme les chasseurs orientaux que le Grand Mogol menait en troupe avec lui, et qui formaient autour de la proie espérée un cercle grand comme une province, et se resserrant peu à peu — ces envahisseurs intrépides ont vu soudain ce peuple dont ils anticipaient la curée se retourner en peuple vengeur, et devant sa colère ils ont fui d’épouvante. Le désappointement et la terreur, voilà ce qui resta à ceux dont l’imagination sauvage s’allumait d’une sauvage attente, et à la plus juste cause, victoire et confiance.

« L’État, comme pour mettre le sceau final à sa sécurité, et pour montrer au monde ce qu’il était, une âme haute et intrépide, ou pour satisfaire un ressentiment aigu, ou surtout pour railler d’une ironique et terrible gratitude la coalition déconfite qui avait animé le peuple à abattre le roi et excité à des formes nouvelles d’action les énergies un peu sommeillantes, l’État n’épargna point le trône vide, et, avec une hâte magnifiée, se constitua sous le nom auguste de République. De lamentables crimes, c’est vrai, avaient précédé cette heure, d’horribles œuvres de mort, où le glaive aveugle avait fait office de Juge ! Mais ces jours mauvais étaient passés, la terre en était libérée pour toujours, on l’espérait du moins ― monstres éphémères et qu’on n’aurait vus qu’une fois : choses qui devaient paraître seulement et mourir.