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les propos étaient éclatants d’amitié et de gaîté : nous portions un nom honoré en France, le nom d’Anglais, et ils nous saluaient avec une bonne grâce hospitalière comme leurs précurseurs dans une course glorieuse. »

Mais quoi ! de tristes orages ne vont-ils point flétrir cette joie si pure ? Déjà l’âme forte, mais tendre aussi et rêveuse, de Wordsworth s’afflige de la lutte engagée contre les moines. Il ne sait pas que la Révolution est perdue si elle ne déracine point cette puissance hostile, et il souffre de voir que la Grande-Chartreuse, où il se plaisait à imaginer des méditatifs en prière, n’est plus qu’une solitude. Il y a dans la Révolution un tumulte grandissant qui l’inquiète : les Jacobins, l’Assemblée nationale, clamorous halls, enceintes pleines de clameurs. Il écoute avec sympathie, sans condescendre toutefois à sa chimère de contre-révolution, le jeune et charmant Beaupuy, qui va émigrer demain, et en qui l’aimable gaîté de l’ancien régime se tempère de la gravité mélancolique d’épreuves inattendues.

Quand Wordsworth va visiter les ruines de la Bastille, il s’étonne et il se reproche presque d’y éprouver une émotion moins profonde et moins douce qu’à voir le même jour une belle et calme peinture du Guide. Mais, malgré tout, c’est l’enthousiasme fort de la liberté qui prévaut, et quinze ans après, il s’éblouit encore lui-même à revoir en esprit ces matins glorieux. C’est comme un jaillissement de source et d’aurore, où l’âme, lassée, éternellement se rafraîchit.

« L’Europe en ce moment frémissait de joie ; la France était debout sur la cime d’heures dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau… Ô plaisant exercice d’espérance et de joie ! C’était un bonheur de vivre dans cette aurore, et être jeune alors, c’était le ciel même. Ce n’étaient pas seulement des lieux favorisés, mais la terre entière qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met la rose entr’éclose au-dessus de la rose pleine éclose. Quel tempérament, à cette vue, ne s’éveilla pas à un bonheur inattendu ? Les inertes furent excités, les natures vives, transportées. »

Et de quel accent viril il célébrait la chute de la Bastille annoncée par Cooper !

« Tout à coup, la terrible Bastille, avec toutes les chambres de ses tours horribles, tomba à terre, renversée par la violence de l’indignation, et avec des cris qui étouffèrent le fracas qu’elle fit en tombant ! De ses débris s’éleva ou sembla s’élever un palais d’or, le siège assigné de la loi équitable, d’une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant, je le ressentis ; cette transformation, je la perçus. Oui, ce fut une vision aussi merveilleuse que lorsqu’en sortant d’un brouillard aveuglant, j’ai vu le ciel et la terre et en ai été ébloui. Cependant des harpes prophétiques résonnaient de toutes parts : « La guerre cessera, n’avez-vous pas entendu que la conquête est abjurée ? Portez des guirlandes, portez, portez des fleurs choisies, pour orner l’arbre de la Li-