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Au contraire, aux jeunes âmes anglaises, qui étaient assez près de la Révolution de France pour en ressentir les émotions magnifiques, mais qui n’étaient pas directement engagées dans la violence du drame, elle était comme un grand spectacle humain par où s’élargissaient encore les rêveries commencées par les grands spectacles de la nature.

Déjà, en un tendre et merveilleux pressentiment, le délicat poète Cowper avait vibré de toutes les émotions d’humanité et de liberté qui allaient remuer le monde. C’est lui qui, dès 1783, cinq ans avant que Wilberforce ouvrît à la Chambre des communes le grand débat, avait flétri l’esclavage en vers pénétrants (dont j’emprunte la traduction à l’admirable livre de M. Angellier sur Robert Burns) :

« Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, pour me porter, pour m’éventer quand je dors, et trembler quand je me réveille, pour toute la richesse que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée ! Non, toute chère que m’est la liberté, et bien que mon cœur, en une juste estimation, la mette au-dessus de tout prix, j’aimerais beaucoup mieux être moi-même l’esclave et porter les chaînes, que de les attacher sur lui. »

C’est lui encore qui, six ans avant la prise de la Bastille, en appelait, en prophétisait la chute.

« Une honte pour l’humanité, et un opprobre plus grand pour la France que toutes ses pertes et défaites, anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer, est sa maison d’esclavage, pire que celle pour laquelle jadis Dieu châtia Pharaon ― la Bastille ! Horribles tours, demeure de cœurs brisés, donjons, et vous, cages de désespoir, que les rois ont remplis, de siècle en siècle, d’une musique qui plaît à leurs oreilles royales, de soupirs et de gémissements d’hommes malheureux, il n’y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie d’apprendre que vous êtes enfin tombés ; de savoir que même nos ennemis, si souvent occupés à nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres, car celui qui aime la liberté ne restreint pas son zèle pour son triomphe en deçà de limites étroites ; il soutient sa cause partout où on la plaide. C’est la cause de l’Homme ! »

Comment les âmes n’auraient-elles point été préparées par ces beaux et larges accents à accueillir fraternellement les premières émotions de la liberté française ? Voici que s’avancent de sublimes adolescents au front plein de rêves : Wordsworth, en 1789, avait dix-neuf ans ; Coleridge, dix-sept ; Southey, quinze. Ils n’écrivaient pas encore, ils vivaient silencieusement enivrés de la beauté de la nature et des chefs-d’œuvre de l’esprit. Et la Révolution française se mêla, si je puis dire, toute claire et toute jeune, à leur jeunesse et à leur clarté. Il leur sembla qu’elle faisait entrer dans l’humanité la flottante et salubre liberté des choses, le mouvement illimité des vagues, la large vie des souffles, le profond murmure des feuilles, la pureté de la lumière. Quand, plus tard, ils se retournent vers leur première jeunesse, ils n’y discernent