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puissances de réduire d’emblée de moitié leur marine et de proposer autres nations une réduction équivalente. C’est avec les économies sur les dépenses militaires que seraient créés, pour une large part, les services sociaux institués par Paine au profit du travail, de l’enfance et de la vieillesse. Et il lui paraissait qu’il n’y aurait vraiment liberté que « lorsque les ateliers seraient pleins, lorsque les prisons seraient vides, » et qu’on ne rencontrerait plus un seul mendiant dans les rues ». Paix, désarmement, suffrage universel, éducation universelle, assurance universelle contre tous les risques de la vie, voilà le programme net et grand de Paine. Et comme ses livres, presque immédiatement traduits, portaient en France sa pensée, le fleuve de la Révolution se grossissait sans cesse d’idées et de forces admirables. On dirait que tout flot humain a dû couler un moment dans ce grand lit.

Le livre de Paine prenait le public anglais à la fois par la hardiesse brutale de la forme et par l’ampleur des idées :

« Je défie, écrivait Paine orgueilleusement, que la vente des livres qui me réfutent atteigne le quart de la vente du mien. »

Si nous n’avions vu, à l’analyse de fond de l’état politique et social de l’Angleterre, par quelles ancres indéracinables le vieux vaisseau de la Constitution anglaise était encore retenu, nous serions tentés de croire qu’il va être soulevé et emporté par le flot, par le large courant de démocratie ardente.

La Révolution française ne passionnait pas seulement l’esprit des réformateurs, elle enflammait l’âme des poètes et leurs rêves. C’était une grande leçon, c’était aussi un grand et émouvant spectacle que ce peuple s’éveillant soudain, et tout entier, à la liberté. La chute de La Bastille avait fait frissonner la terre, au plus profond des muettes servitudes, comme si les tombeaux mêmes avaient reçu une commotion de vie. La grande joie fraternelle de la Fédération avait ému au loin et enivré les cœurs. Quelle pitié, disent même les plus médiocres des opuscules où Burke est réfuté, quelle pitié que cet homme d’imagination en soit encore à célébrer la vieille chevalerie et les vieux tournois, et qu’il n’ait pas vu ce qu’il y a de grandeur chevaleresque dans cette réunion enthousiaste des provinces et des villes abjurant les antiques rivalités, brisant les antiques privilèges !

Presque toute la génération des poètes anglais qui grandissait alors fut touchée par le vif rayon de beauté et de liberté de la Révolution française. Chose curieuse ! En France même, il n’y a pas eu un seul grand poète inspiré par la Révolution. André Chénier en a été surtout le satiriste, l’iambiste amer. Les événements étaient trop ardents, trop pressants pour que le rêve pût se jouer. La flamme de l’action, de la colère, de l’espérance violente dévorait la pensée. Comme les nuées qu’absorbe l’espace trop chaud et qui ne ressuscitent soudain que dans le tumulte de l’orage, les douces et juvéniles rêveries des âmes tendres étaient absorbées par la chaleur croissante des choses et des esprits.