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social, une protestation de la misère des prolétaires contre le splendide égoïsme de la rhétorique vénale de Burke.

« Oui, il faut de l’audace à M. Burke pour outrager ainsi la Révolution française et la liberté en échange de sommes d’argent qu’il touche sous le nom d’un autre. Je n’ai pas besoin d’insister. M. Burke me comprendra mieux que personne. Il ne s’attendrit que sur les infortunes éclatantes, sur les infortunes dorées comme des idoles. Que de sentiment pour un roi et pour une reine ! Mais le peuple écrasé et en haillons, mais ces nourrissons qui cherchent en vain un peu de lait au sein exténué de la mère, cela ne l’émeut point. Cela n’est pas du théâtre et n’a pas grand air. Il faudra bien cependant qu’on entende un jour la majesté silencieuse de la misère (the silent majesty of misery). C’est trop que le peuple qui travaille soit sans cesse dans l’alternative ou de souffrir de la faim ou de se laisser enlever par les durs recruteurs de l’armée et de la marine. Étrange destinée que celle de ces hommes qui ont la charge de défendre la patrie, et qui n’ont pas de patrie ; car qu’est-ce que la patrie sans la liberté et la propriété ? Et ils n’ont ni liberté ni propriété. Aussi bien, où est la liberté en Angleterre ? Il n’y en a que le nom. La liberté, dans la Constitution anglaise, elle se définit d’un mot : c’est la propriété. Et encore, ce n’est pas la propriété créée par le travail, c’est l’énorme et monstrueuse propriété qui est entretenue par privilège et par artifice, c’est cette propriété intangible et inviolable qui se transmet de génération en génération à des élus, si paresseux soient-ils, si inférieurs de corps et d’esprit. Et ce régime des substitutions, cette propriété de privilège entretient chez tous les privilégiés, hommes ou femmes, l’indolence, l’inertie de l’esprit et du corps. Combien qui auraient agi, qui auraient créé, qui auraient entrepris, s’endorment et s’engourdissent à l’ombre de l’idole ! Les femmes bavardent dans les salons, les hommes chassent, et le peuple est accablé. Un de ces chasseurs vient-il à établir ses chenils et ses réserves de gibier près du cottage d’un pauvre paysan, c’est la ruine : les moissons sont foulées ou dévorées, et il faut que le paysan affamé quitte son petit domaine, aille grossir la multitude misérable des villes. Et là, que de souffrances ! Que d’ouvriers industrieux végètent et meurent dans des coins pestilentiels (in pestilential corners) ! Combien qui sont ruinés par les changements de la mode et les reflux de l’industrie ! »

Oui, c’est le cri de misère et de révolte de tous les prolétaires ruraux et urbains, et c’est une chose bien significative que cette protestation du prolétariat anglais s’élève à propos du livre de Burke contre la Révolution. Dans le vaste tourbillon révolutionnaire la voix dolente des misérables prend soudain une ampleur émouvante. Et ici encore, comme en France, comme en Allemagne, ce que la démocratie contenait de promesses sociales commence à se marquer. Ici encore s’affirme la solidarité décisive de la justice et de la liberté politique.