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provinces belgiques ? Croyez-vous qu’il se laissera mystifier par Kaunitz ? Non : il attendra et baguenaudera avec son armée de Coblentz et avec ces pauvres freluquets de princes et de ci-devant nobles émigrés, jusqu’à ce que nous ayons pris un parti décisif relatif aux traîtres à qui nous avons confié le pouvoir exécutif, et relatif à une bonne politique. C’est le plus grand guerrier et le plus habile politique de l’Europe, que ce duc de Brunswick ; il est très instruit, très éclairé, très aimable ; il ne lui manque peut-être qu’une couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de la terre, mais pour être le véritable restaurateur de la liberté de l’Europe. S’il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d’y mettre le bonnet rouge. MM. de Brunswick, de Brandebourg et de Hanovre ont un peu plus d’esprit que MM. de Bourbon et d’Autriche. »

C’est signé Carra. Et c’est à coup sûr d’un goût déplorable et d’une diplomatie enfantine. Les Girondins avaient une extraordinaire fatuité : Brissot avait mis à la mode parmi eux la politique extérieure, et ils en parlaient avec une légèreté incroyable, déformant ou grossissant tous les traits jusqu’à la caricature. L’idée qu’un article de journal va brouiller la Prusse et l’Autriche est au moins plaisante. Et il est à la fois inconvenant et ridicule de tendre à ce général ennemi je ne sais quelle équivoque amorce de royauté, même quand la guerre déclarée en principe depuis trois mois n’est pas encore engagée en fait.

Ce n’est pas qu’il n’y eût quelques traits de vérité dans la fantaisie diplomatique de Carra, et il est bien vrai que les hésitations de Brunswick vont peser sur toute la campagne de l’armée prussienne. Il est vrai aussi que le génie révolutionnaire si clair de Danton s’emploiera bientôt à dissocier la Prusse et l’Autriche. Mais l’article de Carra ressemblait à une parade de bateleur.

À vrai dire, et à y regarder de près, je ne sais pas, dans cet obscur batelage diplomatique, si c’est la couronne de France ou la couronne d’Autriche que Carra offre intrépidement au duc de Brunswick. Et j’incline à cette dernière hypothèse. Il semble indiquer à la Prusse que si elle abandonne l’Autriche et si celle-ci est vaincue par la Révolution, c’est un ami de la Prusse, le duc de Brunswick, qui montera au trône de Habsbourg, fortifiant ainsi la maison de Prusse et la liberté.

Mais, en tout cas, et quel que soit le sens de ce boniment ridicule, il est impossible que Robespierre, si ombrageux et soupçonneux qu’il fût, ait vu là un complot sérieux, un plan effectif de la Gironde pour remplacer Louis XVI par le duc de Brunswick. Dix jours après cette cabriole de l’étourneau girondin, quand parut en effet le manifeste de Brunswick, Carra dut être très penaud, et il chercha à se rattraper. Un moment, et sous le premier coup du manifeste, il balbutia des subtilités vagues. « Le duc de Brunswick vient de nous montrer dans sa déclaration et dans ses menaces, une audace d’une telle extra-