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Pitt semble voir plus loin encore que Smith, et c’est d’une lueur plus ardente qu’il éclaire des horizons plus vastes. Et il intéresse l’orgueil de toutes les classes de la nation, du paysan et de l’ouvrier comme du riche spéculateur de la Cité, à ce magnifique mouvement, à ces promesses plus magnifiques encore. Mais toute cette joie, tout cet orgueil de la richesse croissante, c’est à sa constitution tempérée, c’est à son gouvernement mixte où les classes les plus actives de la nation font équilibre à la prérogative royale sans l’anéantir, que l’Angleterre le doit ; ira-t-elle, pour le dangereux plaisir d’imiter un autre peuple qui cherche douloureusement son chemin, changer sa Constitution éprouvée, se jeter dans le hasard et le désordre de la démocratie illimitée ?

Pitt faisait servir au maintien de la Constitution la grandeur industrielle de l’Angleterre ; il essayait de tourner contre toute velléité de révolution à la française les intérêts les plus positifs et les plus ardents de la nation. Et toutes les grandes forces sociales se groupaient autour de lui.

Ainsi, à mesure qu’on analyse plus à fond l’état politique et social de l’Angleterre aux environs de 1789, plus apparaissent entre la France et l’Angleterre des différences presque irréductibles, plus s’élargit aux yeux de l’observateur l’abîme que la Révolution française aurait à franchir pour toucher le sol anglais.

La France avait à abattre les restes encore accablants du régime féodal ; il n’y avait presque plus trace en Angleterre du régime féodal.

En France, l’Église possédait, au détriment des paysans, une grande partie du sol. L’Église d’Angleterre était magnifiquement dotée, mais la plupart des domaines ecclésiastiques avaient été, depuis la Révolution de 1688, sécularisés.

En France, la bourgeoisie, pour conquérir des garanties, devait lutter à fond contre presque toute la noblesse dont le privilège s’appuyait à l’arbitraire royal. En Angleterre, la noblesse et la bourgeoisie s’étaient alliées de bonne heure et dès le temps de la Grande Charte, pour contrôler les rois ; et en 1688, une aristocratie nouvelle avait surgi, qui s’était enrichie des dépouilles du clergé et qui formait, avec la grande bourgeoisie industrielle, la classe dirigeante.

En France, toute représentation nationale était suspendue depuis deux siècles ; et c’est seulement par voie révolutionnaire que la nation pouvait vraiment conquérir son droit. En Angleterre, il y avait depuis des siècles une représentation légale du pays ; et l’histoire de la Chambre des Communes était éclatante et glorieuse. Si étroite que fût encore cette représentation, elle pouvait s’élargir sans secousse.

En France, le déficit avait acculé la royauté à convoquer les États Généraux et à mettre la Révolution en mouvement. En Angleterre, le ministère Pitt avait, par des mesures vigoureuses, rétabli l’équilibre financier et préparé