Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/713

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vres. Dans le cours de peu d’années, cette libre circulation du travail délié des entraves imposées par les lois réaliserait l’objet même de ces lois. Les bénéfices de cette liberté se répandraient largement. La richesse de la nation s’accroîtrait et les pauvres auraient non seulement plus de bien-être, mais plus de vertu : la charge des taxes des pauvres, qui pèsent si lourdement sur les campagnes, serait grandement diminuée. »

Visiblement, Pitt essaie de faire pénétrer dans les esprits une théorie neuve et très contestée encore plutôt qu’il ne cède à un mouvement d’opinion. Contre les périls qu’une trop brusque croissance du capitalisme pouvait déchaîner, les ouvriers anglais étaient en défiance, et il y avait en eux un esprit de protectionnisme corporatif et local qui amortissait et alentissait les grands mouvements redoutables. Peu à peu cet esprit cédera à l’irrésistible poussée capitaliste : les petits abris locaux où des fractions de la classe ouvrière étaient comme réfugiés, seront renversés et emportés par un vent violent, et sur le terrain nivelé et découvert la multitude prolétarienne pourra se livrer à de grands mouvements de classe. Mais, en attendant, elle était divisée et fragmentée, et au moment où se développait la Révolution française, une action d’ensemble du prolétariat anglais n’était pas possible. Il était encore séparé et immobilisé en trop de compartiments pour qu’une revendication générale put se produire même sur un objet qui, comme le droit de coalition, intéressait à un si haut degré tous les prolétaires.

Aussi bien toute la classe ouvrière anglaise n’était pas privée, en fait, de la force de coalition. Pas plus qu’il n’y avait unité et généralité du mouvement ouvrier, il n’y avait unité et généralité de la répression bourgeoise. La procédure anglaise, au sujet des coalitions ouvrières pour le relèvement des salaires, était fort incertaine pendant tout le xviiie siècle. La loi intervenait fréquemment pour déterminer les salaires. De là deux conséquences contradictoires. D’une part, toute tentative des ouvriers pour obtenir directement des maîtres, par voie de coalition, un salaire supérieur à celui fixé par la loi devenait une rébellion, et pouvait être frappée comme telle. D’autre part, on ne pouvait interdire aux ouvriers de s’organiser, de s’unir pour faire appliquer les tarifs légaux ; car ils devenaient alors les instruments de la loi, et on ne pouvait non plus leur refuser le droit d’adresser au Parlement des pétitions collectives en vue d’obtenir un remaniement des tarifs. Ainsi l’action ouvrière avait plus de jeu qu’il ne semblait au premier abord, et la question du droit de coalition pour les salaires n’était pas posée directement et nettement. Les Webb ont montré cela avec une grande force d’analyse.

Au xviiie siècle, « la prohibition des coalitions était toujours une conséquence de la réglementation de l’industrie. On présumait que c’était l’affaire du Parlement et des cours de justice de réglementer les conditions du travail, et l’on ne pouvait permettre aux coalitions, pas plus qu’aux individus, d’intervenir dans des différends auxquels pouvait être apporté un remède légal.