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bienfaisants que le commerce des colonies, quoique assujetti à un monopole et malgré tous les effets nuisibles de ce monopole, est encore, au total, avantageux, et grandement avantageux, quoiqu’il le soit beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans cela. »

Ainsi se dessinent dans l’œuvre de Smith, qui eut une influence profonde et souvent décisive sur les esprits, les tendances nouvelles de la grande politique capitaliste de l’Angleterre. Elle ne renoncera certainement pas à acquérir des colonies, à s’annexer des territoires, et elle déploiera notamment, à l’heure même où éclate la Révolution française, un vigoureux effort pour assurer son empire dans l’Inde. Mais c’est sur le monde entier, c’est sur le marché universel qu’elle étendra son regard. Elle renoncera de plus en plus aux liens exclusifs, aux systèmes de primes et de monopoles, pour se glisser partout, pour tirer parti de tous les événements et accommoder la mobilité de son commerce à la mobilité de l’univers. Et l’essentiel pour elle sera que les marchés lui soient ouverts. Elle ne sera donc pas systématiquement belliqueuse et étroitement défiante : elle sera de plus en plus confiante en sa force et en la liberté.

Et je ne m’étonne pas que les hommes d’État, comme Pitt, formés à l’école d’Adam Smith, aient résisté jusqu’à la dernière extrémité à l’idée de faire la guerre à la France de la Révolution.

Rien n’était plus contraire à l’esprit anglais et à la grande politique commerciale anglaise que d’intervenir chez les autres peuples au profit de tel système politique contre tel autre. Combattre, de parti pris, pour l’aristocratie et la monarchie françaises, ce serait avouer que le commerce de l’Angleterre est lié à tel ou tel état politique de l’Europe et du monde. Or, la prétention du commerce anglais, c’est d’égaler en souplesse la célérité et la mobilité des choses humaines : c’est de ne redouter aucun ébranlement pourvu qu’il laisse intacte la Constitution anglaise elle-même, et qu’il ne ferme au grand capital anglais aucune avenue. Au contraire, plus l’Angleterre pourra, dans l’universel déchaînement, conserver la paix, et échapper par là aux charges qui grèvent le commerce et l’industrie des autres nations, plus elle sera puissante dans la concurrence commerciale entre nations. Toute la fameuse devise des radicaux anglais et des gladstoniens du xixe siècle : « Paix, liberté, économie, » est contenue déjà dans l’œuvre magistrale d’Adam Smith. Et elle peut résumer, jusqu’en 1793, toute la politique de William Pitt.

Mais quels pouvaient être les effets immédiats de la Révolution française sur l’état des esprits en Angleterre et sur le régime intérieur ? Il ne pouvait y avoir concordance exacte et profonde entre le mouvement anglais et le mouvement français. Et tout d’abord, la plupart des revendications sociales formulées en 1789 par le peuple de France étaient sans objet pour le peuple d’Angleterre. On pouvait concevoir à cette date, en Angleterre,