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et être joyeux à son ombre. — Comment dois-je comprendre cela ? L’arbre n’est plus à moi, et quel droit ai-je encore sur lui ? — Mais n’y a-t-il donc que la propriété qui puisse te donner droit sur une chose ? — Comment pourrait-il en être autrement ? — Suppose que toutes les familles de ton village se sont réunies pour mettre en commun leur avoir et leurs biens, et qu’on considère tout cela comme la propriété de la société, sur laquelle il sera pourvu aux besoins de chacun. Tous seraient rassasiés dans une maison commune, à une table commune, où le faible observerait le fort, où l’ignorant s’instruirait auprès du savant : excellent moyen de mettre en circulation les idées utiles. Le travail de chacun lui serait assigné par le plus âgé, seul chef. Le besoin particulier d’un membre de l’État serait la chose de l’État lui-même. Quel changement de point de vue ! Chaque existence individuelle n’est plus confiée à sa propre faiblesse : toute la société la cautionne. Le bonheur et le malheur ont perdu leur force ; le destin ne joue plus avec les faibles un jeu trop facile, l’humanité lui oppose une ferme résistance, et l’homme se dresse en face de sa propre destinée — Bien, mais tu me promettais tout à l’heure un droit qui serait l’équivalent de la propriété sur des objets qui pourtant ne sont plus miens. — Ton arbre te reste, ton jardin aussi ; car la société n’a pas pris pour t’appauvrir, mais pour que tu puisses avoir davantage et que nul ne manque du nécessaire. Qu’est-ce qui t’empêche de planter des arbres et de te réjouir de leur fécondité ? Qui empêchera tes enfants de le bénir ? Qui viendra les chasser de cette demeure aussi longtemps qu’ils s’y trouveront heureux ? Ou bien la pensée que cet arbre est à toi, rien qu’à toi, que son ombre est à toi, rien qu’à toi, éveille-t-elle en ton cœur un si pitoyable bonheur que tu aies besoin, pour en jouir, de te représenter que toute la race humaine en est exclue ?

«…Le jour où nous serons devenus capables d’autres sentiments et d’autres joies, nous ne trouverons plus que ce soit chose si consolante de laisser notre fortune à nos enfants. Les exemples abondent tellement de riches jeunes gens qui, à cause de leur richesse même, se croient dispensés de toute application sage et utile de leurs forces, qu’un père devrait redouter pour eux cette terrible épreuve. Un père peut-il rien, en effet, souhaiter de plus raisonnable que de voir ses enfants heureux ? »

Comme on voit, c’est à peu près le communisme du Code de la Nature de Morelly. Ce qui donne à l’œuvre allemande un caractère utopique un peu déplaisant en cette période de rénovation active et de réorganisation sociale, c’est que l’auteur ne fait aucun effort pour rattacher le communisme à l’immense mouvement révolutionnaire. Tandis qu’en France le communisme naissant plongeait par toutes ses racines dans la réalité de la Révolution, tandis qu’il se réclamait des Droits de l’homme enfin promulgués, tandis qu’il intervenait dans la crise des prix et dans l’organisation des subsistances, en Allemagne, c’est comme une nuée de rêve qui passe bien haut dans l’espace