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sa sensibilité douloureux et impuissante, contre son pessimisme affaiblissant. Il convie tous les citoyens à la lutte vigoureuse, à la fois libre et concertée, individuelle et collective, contre « la nature », c’est-à-dire contre la souffrance, contre l’injustice, contre l’inégalité. « Quiconque ne sent pas la douleur des autres hommes, est un homme vulgaire. Celui qui souffre de la douleur des autres doit chercher à se libérer de cette souffrance en employant toutes ses forces à améliorer l’ordre de choses dans sa sphère et tout autour de lui. Et en supposant même que son effort en ce sens resterait stérile, le sentiment de son activité, la vue de sa propre force luttant contre l’universelle corruption, suffisent à lui faire oublier sa douleur. C’est en cela que pécha Rousseau. Il avait de l’énergie, mais plutôt l’énergie de la souffrance que l’énergie de l’action ; il sentait fortement la misère des hommes, mais il sentait beaucoup moins les forces qui étaient en lui, capables de dominer cette misère ; et ainsi, il jugea les autres comme il se sentait lui-même : il exagéra la débilité de la race humaine devant la misère universelle, comme il ressentait trop sa propre faiblesse devant sa propre misère. Il calcula les souffrances ; il ne calcula pas les forces que l’humanité portait en elle pour les vaincre. Paix à sa cendre, et bénédiction à sa mémoire. Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ensuite allèrent plus loin. Mais il agit presque sans avoir lui-même conscience de sa propre activité. Il agit sans appeler d’autres hommes à l’action, sans calculer la puissance de cette action commune contre la totalité de la souffrance et de la corruption… Ainsi Rousseau peint la raison au repos, et non au combat ; il débilite la sensibilité, au lieu de fortifier la raison. »

Oui, mais si l’Allemagne sortait du cercle de la passion impuissante, si elle allait au delà de Werther, au delà de Rousseau, si elle empruntait à Rousseau le feu de son âme mais pour en passionner un monde nouveau, si elle proclamait sa foi dans l’action, dans l’action individuelle et dans l’action sociale, si elle déclarait la guerre aux forces du mal, à l’inégalité, à l’ignorance, à la misère, à la servitude, n’est-ce pas que l’incalculable force d’action qui soulevait la terre de France s’était propagée, par un grand ébranlement, aux pays voisins et à toute l’étendue des esprits ? Ainsi, même dans la placide et somnolente Allemagne, d’âpres cimes surgissaient, sous la pression du feu intérieur dont la France révolutionnaire était le foyer.

Est-ce que, en Allemagne comme en France, la question de la propriété elle-même, de toute la propriété commençait à se poser ? La critique, appliquée à la propriété féodale et ecclésiastique, s’étendait-elle à toutes les formes de la propriété, aux formes bourgeoises et capitalistes comme aux autres ? Et peut-on trouver dans le mouvement de la pensée allemande l’équivalent des pensées encore incertaines, du demi-communisme de Dolivier, du demi-fouriérisme de L’Ange ? En lisant la correspondance de Forster, je fus très frappé de ce qu’il écrivait de Paris à sa femme, le 19 juillet 1793 : « Un bon livre alle-