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juridiques laissaient hors d’atteinte, elles laissaient même hors du débat la croyance elle-même, et la validité du contrat appuyé sur la foi. C’est par là que la Révolution put réussir. Et lorsque, trois ans après les discours de Talleyrand, de Thouret, de Mirabeau, trois ans après les grandes mesures qui sécularisaient au profit des bourgeois et paysans de France tout le domaine d’Église, on lit les paroles audacieuses et presque provocatrices de Fichte, qui veut libérer à la fois la conscience et la terre, et celle-ci par celle-là, on est d’abord frappé de cette combinaison hardie d’esprit révolutionnaire et d’esprit kantien ; on admire ce que l’exemple révolutionnaire de la France, bouleversant tout le vieux système féodal et ecclésiastique, communique d’audace agressive au kantisme, et tout ce que le kantisme donne de profondeur, d’intime et héroïque liberté, à l’esprit révolutionnaire un peu extérieur de la France. Mais on comprend aussi bien vite que si la France révolutionnaire avait surchargé du problème de la croyance la question déjà terriblement lourde de l’expropriation totale des biens d’Église, elle aurait succombé.

Les légistes révolutionnaires, expéditifs et hardis, réduisant au minimum les bagages de la Révolution en marche, lui ouvrirent d’emblée des routes toutes droites à travers la vieille forêt de préjugés et d’erreurs ; mais ils ne frappèrent d’abord à coups de hache que juste ce qu’il fallait abattre pour que la Révolution passât. Bien des murmures, des croyances et des rêves d’autrefois continuaient à flotter dans la vieille forêt humaine. Qu’importe ! la trouée de la Révolution était faite. Et le sol même où croissait l’antique forêt était arraché à l’Église. Lentement se modifieront les sèves. Fichte, au contraire, avant de nationaliser et de séculariser la terre, demandait aux arbres et aux brins d’herbe de renoncer aux flottantes chansons de jadis, aux bruissements accoutumés dans le vent du soir. C’était immobiliser la Révolution au seuil de la forêt incertaine et obscure.

Au reste, la déduction toute individualiste et subjective de Fichte n’aboutissait pas à une action d’ensemble, la seule décisive contre un ennemi redoutable. Ce n’est pas tout le domaine d’Église qui aurait été sécularisé, mais seulement la part de ce domaine correspondant aux revendications des individus affranchis de la foi. La théorie de nos légistes, au contraire, invalidait les contrats de donation ou autres qui avaient constitué la propriété d’Église pour des raisons générales. Et c’est toute la propriété d’Église, en bloc, qui était transférée par eux à la nation.

Ainsi la Révolution de propriété, transposée sur le mode de la pensée allemande, perdait un peu de sa vigueur et de son audace. Ce n’est pas que Fichte ne fût qu’un spéculatif impuissant ou un rêveur incertain. Il a cherché au contraire les formes précises par où la Révolution française pouvait entrer dans l’esprit et dans la vie de l’Allemagne. Bien loin d’endormir celle-ci par une sentimentalité vaine, c’est l’action qu’il lui propose. Quelque admiration qu’il ait pour Rousseau, dont il est tout pénétré, il met l’Allemagne en garde contre