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été intolérable aux paysans de France. La grande vague révolutionnaire qui soulevait l’esprit de Fichte ne lui arrivait pourtant que ralentie et alanguie.

Mais s’il est moins hardi que la Révolution française en mouvement à propos des biens et des droits féodaux, il va jusqu’au bout de l’expropriation révolutionnaire pour les biens d’Église, ou du moins il y paraît aller. Sa déduction est forte, hardie, presque provocante. C’est une audacieuse application de la critique kantienne à la théorie des contrats.

De même que, selon Kant, les catégories de la raison ne valent que par leur application à l’expérience et dans le champ de l’expérience, de même, selon Fichte, les contrats ne valent que lorsqu’ils se réalisent dans les limites du monde sensible. Or, les contrats conclus avec l’Église touchent, par un bout, à la terre dont on abandonne à l’Église une portion, et par l’autre bout aux régions invisibles où l’Église promet d’invérifiables avantages. Les contrats avec l’Église sont donc hors du monde manifesté, ils n’ont donc ni sens ni réalité, ni force contraignante pour l’homme.

« Aucun contrat n’est exécuté jusqu’à ce qu’il ait été introduit dans le monde des phénomènes, jusqu’à ce que les deux parties aient fourni ce qu’elles avaient promis de fournir. Un échange de biens terrestres contre des biens célestes ne passe pas, au moins en cette vie, dans le monde des réalités sensibles. Le possesseur des biens terrestres a bien fourni sa part, mais le propriétaire des biens célestes n’a pas fourni la sienne. C’est seulement par la foi que le premier s’est approprié un bien en échange duquel il ne donne pas seulement l’espérance que ses biens à lui passeront à l’Église, mais la possession réelle de ces biens. Qui sait s’il a réellement la foi à l’Église ? Qui sait s’il la gardera toujours, s’il ne la perdra pas avant sa fin ? Qui sait si l’Église a la volonté de tenir sa parole ? Et si, même au cas où elle aurait maintenant cette volonté, elle n’en changera point ? Qui sait s’il y a là vraiment, ou non, un contrat réel entre deux parties ? Nul autre que l’Omniscient. Une partie ou les deux peuvent à tout moment révoquer leur volonté, dès lors la volonté réciproque n’est point entrée dans le monde du phénomène.

« Le possesseur des biens terrestres en a fait la livraison, et il a reçu en retour le droit d’espérer que l’Église livrera aussi : il pense que sa propriété est devenue propriété de l’Église. Maintenant il perd la foi ou en la bonne volonté de l’Église ou en sa capacité de le rendre heureux, il n’a donc aucun dédommagement à espérer. Sa volonté est changée et son bien suit sa volonté. Celui-ci était toujours resté sa propriété, maintenant il se l’approprie de nouveau réellement. Si l’on a en quelque contrat le droit de repentir, c’est manifestement dans un contrat avec l’Église. Pas d’indemnité ! Nous n’avons pas joui des biens célestes de l’Église, l’Église peut les reprendre ; elle peut nous frapper de ses peines, de son anathème, de sa damnation. Elle en est pleinement libre, — et si nous ne croyons plus à l’Église, cela ne fera pas grande impression sur nous…