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fendre. Il proteste avec force contre les dragonnades qui, dans un État allemand, furent dirigées contre les débiles tentatives de violence des paysans. Contre toute servitude personnelle, il prononce la sentence définitive : l’abolition sans indemnité. Et il indique, pour le rachat des servitudes réelles, un système qui sera appliqué plus tard en Allemagne et en Russie. Mais il est vrai que, malgré sa ferveur de justice et l’intrépidité de son âme, il ne perçoit pas toute la puissance des vibrations révolutionnaires de la France. Il paraît ignorer, quand il parle du faible soulèvement des paysans allemands, que presque partout avant le 4 août, et bien souvent depuis, les paysans français s’étaient soulevés et que cette explosion de force n’avait pas été étrangère à l’abrogation des droits féodaux.

Et surtout, chose curieuse, Fichte qui est si informé pourtant des choses de France, des décrets des Assemblées, des mouvements de l’opinion, et qui fait particulièrement allusion aux projets de loi agraire, semble ignorer les décrets de la Législative supprimant sans indemnité, après le Dix Août, des catégories entières de droits féodaux réels, le cens, le champart, etc. Ces décrets, d’une si grande importance politique et sociale, se perdirent-ils un peu dans le terrible éblouissement de la Révolution du Dix Août ? Ou bien Fichte, préoccupé d’éliminer tout le système féodal sans toucher au droit de propriété, a-t-il fait volontairement le silence sur des lois d’expropriation qui contrariaient son système et pouvaient, selon lui, compromettre en Allemagne la Révolution ? Son argumentation, comme sa conclusion, est un peu timide.

Il est bien vrai qu’il est impossible de retrouver les premiers oppresseurs et les premiers opprimés et leurs descendants. Mais si, dans son ensemble, le système féodal est une œuvre d’usurpation et de violence, s’il a son origine dans la force brutale et déréglée, qu’importe à la classe spoliée qu’il soit devenu difficile, par la longueur même de l’injustice qu’elle a subie, de mesurer et de doser exactement les réparations et les sanctions individuelles ? C’est à une libération d’ensemble qu’elle a droit et qu’elle prétend. Aussi les révolutionnaires français ne craignaient pas de fouiller jusqu’à la racine historique du droit féodal et de la mettre à nu. D’un geste la Révolution l’arrachait. Les paysans français, fiers, conscients de leur droit et de leur force, n’auraient jamais consenti à la solution imaginée par Fichte et qui prévaudra plus tard en plus d’un pays. Quoi ! pour nous libérer des corvées, des dîmes féodales, des droits censuels et casuels qui pèsent sur nous depuis des siècles, il faudra que nous les consacrions au profit du seigneur et que nous les consolidions en capital foncier ! Et pour nous débarrasser de la servitude qui infeste toute notre terre, il faudra que nous abandonnions au noble une partie de cette terre en toute propriété ! Pour nettoyer notre jardin de l’herbe féodale qui l’a tout envahi, il faudra que nous remettions au seigneur quelques carrés du jardin, et nous ne pourrons purger notre petit domaine de toute servitude qu’en le mutilant ! Cette amputation aurait