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pendant toute l’année 1792, aggravaient partout la hausse, et la spéculation européenne sur les assignats français y aidait aussi. Or, tandis qu’en France les ouvriers et les paysans, émancipés par la Révolution des liens de servitude féodale ou corporative, avaient pu agir pour obtenir une élévation correspondante des salaires, en Allemagne, les ouvriers, encore serfs des corporations, les paysans, engagés dans le vieux système féodal, pâtissaient de la hausse des denrées et n’y pouvaient proportionner le prix du travail. Et lorsque Fichte insiste pour l’émancipation du travail, il se propose un double objet : d’abord rétablir l’équilibre immédiat entre le prix des denrées et le prix du travail, ensuite préparer, par la hausse indéfinie du prix du travail, la résorption des grandes propriétés. Il est donc en plein dans le courant de pensée des révolutionnaires français qui, à ce moment même, en 1793, se préoccupaient d’ajuster le prix du travail au prix de la vie et d’aider à la diffusion de la propriété.

Mais il me semble qu’à certains égards l’analyse économique de Fichte est plus profonde. Les révolutionnaires invoquaient contre le système féodal le droit naturel de l’homme à la liberté, et Fichte l’invoque aussi. Ils affirmaient, pour limiter la spéculation capitaliste et justifier la réglementation du commerce des grains ou même la taxation générale des denrées, que la première propriété, la plus essentielle, est la propriété de la vie, et pour Fichte aussi, le droit à la vie est fondamental et inaliénable. Mais, en outre, Fichte dégage plus nettement que ne le font les révolutionnaires français, l’idée que toutes les institutions économiques et sociales sont, au fond, « un contrat de travail », implicite ou explicite, dans lequel « la force » de travail de l’homme est engagée. Et c’est cette force de travail qui lui apparaît à travers la diversité des systèmes sociaux et dans leurs métamorphoses comme l’élément permanent et décisif, créateur de toute valeur.

La Révolution française, en arrachant sous le plein jour de la philosophie du xviiie siècle les institutions féodales, mettait à nu les racines de la vie économique, et Fichte constatait que la racine la plus profonde était la force de travail de l’homme. Dès lors, comment n’aurait-il pas été tenté un jour de faire du travail lui-même la mesure de tout droit et de toute valeur ? On sait que, quelques années après, dans son livre célèbre sur l’État commercial fermé, il a chargé la communauté de régler la production et d’organiser les échanges, et il constituait la valeur par le travail. Chaque objet valait la quantité de travail qui, directement ou indirectement, avait été nécessaire pour le produire. Mais on peut dire que, déjà, en 1793, dans l’élan de sa pensée révolutionnaire, Fichte avait démêlé ce qui sera bientôt le principe même de sa pensée socialiste, je veux dire le rôle essentiel de la force de travail. Et de même que, par Dolivier, Babeuf et L’Ange, le socialisme français en ses formes diverses se rattache à l’extrême démocratie révolutionnaire et à la Révolution, de même le socialisme allemand se rattache par