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l’artisan qui lui fabrique les produits indispensables, et qui est pris entre le propriétaire et le marchand. Mais le pauvre paysan ? Encore aujourd’hui il est une pièce de la propriété foncière, ou bien il fait des corvées gratuitement, ou pour un salaire démesurément réduit. Encore aujourd’hui ses fils et ses filles, comme une valetaille humiliée, servent le seigneur du domaine pour une dérisoire pièce d’argent qui, même il y a des siècles, ne répondait pas à la valeur des services rendu. Il n’a rien et il n’aura jamais rien, que de lamentables moyens d’existence au jour le jour. Si le propriétaire foncier savait limiter son luxe, il serait depuis longtemps, — à moins que le système commercial subisse un changement complet et d’ailleurs inévitable ― et en tout cas, il deviendrait sûrement le possesseur exclusif de toutes les richesses de la nation, et hors de lui aucun homme ne posséderait rien. Voulez-vous empêcher cela ? Alors faites ce que sans cela même vous êtes tenus de faire : rendez absolument libre le commerce du patrimoine naturel de l’homme, de ses forces. Vous verrez bientôt ce remarquable spectacle : le produit de la propriété foncière et de toute propriété en rapport inverse avec la grandeur de ces propriétés ; la terre, sans des lois agraires violentes, qui toujours sont injustes, se divisera en un nombre toujours croissant de mains, et notre problème sera résolu. Que celui qui a des yeux pour voir voie ; je continue mon chemin. »

Il m’est impossible, en transcrivant ces paroles de Fichte, de ne pas me rappeler les discours prononcés à la tribune de la Convention sur la crise des prix, et particulièrement le grand discours de Saint-Just sur la situation économique. Fichte, qui était passionné pour la Révolution, suivait à coup sûr de très près les débats de nos Assemblées. Comme Kant qui allait, sur la route de Kœnigsberg, à la rencontre du courrier de France, Fichte lisait sans aucun doute les journaux où étaient résumées les harangues et opinions des grands révolutionnaires. Et il me semble que la force contenue et hautaine des premiers discours de Saint-Just devait réjouir le vigoureux esprit, l’âme intrépide et fière de Fichte.

L’analogie des idées est saisissante. Comme Saint-Just, c’est à la surabondance du signe monétaire, réel ou fictif, que Fichte attribue la crise générale, la hausse des denrées, la souffrance aiguë du peuple. Ce n’est pas seulement en France, et sous l’action immédiate des assignats, que se produisait le phénomène. La crise des prix semble s’être communiquée à toute l’Europe. D’abord, les appels de blé faits par la France en 1789 et 1790 sur tous les marchés européens avaient haussé le prix du pain. De plus, il y avait dans toute l’Europe comme une contagion de fièvre, une tension inaccoutumée de tous les ressorts.

Dans toute la région rhénane, l’affluence soudaine des émigrés avait renchéri la vie. À mainte reprise, Forster constate dans sa correspondance que les denrées sont hors de prix. Les préparatifs de guerre et la guerre même,