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eux, aucune indemnité ne peut être réclamée d’eux sous prétexte qu’ils attentent aux jouissances du maître, car les jouissances d’un homme n’ont aucun droit sur les forces de travail des autres hommes.

En est-il de même de la propriété, et Fichte dira-t-il que la propriété non plus n’a aucun droit sur la force de travail des hommes ? Il semble que la logique le conduisait à cette conclusion extrême : car toute propriété se résout en un système de jouissances, elle procure finalement au propriétaire la satisfaction de besoins variés, besoins élémentaires de la vie, besoins de luxe, besoins de liberté ou de domination. Si donc les jouissances d’un homme ne peuvent prétendre à aucun droit sur les forces de travail des autres hommes, la propriété qui est comme une somme de possibilités de jouissance ne peut non plus prétendre à aucun droit sur ces forces de travail. Oui, mais ceci est la négation absolue de la propriété. Car si elle n’absorbe pas, pour se renouveler et se continuer, pour assurer au possédant la reproduction indéfinie des fruits sur la perpétuité du fonds, une partie de la force de travail humain qui y est appliquée, si toute cette force de travail retourne par une rémunération pleinement adéquate à celui qui la dépense sur le domaine, la propriété n’est plus. Elle passe rapidement aux mains de ceux qui en la travaillant la créent. Et il n’y a plus enfin d’autre propriété que celle du travail.

La pensée de Fichte était à coup sûr engagée dès lors dans les voies hardies, et on sait qu’il aboutira quelques années plus tard à un système socialiste. Mais en 1793, ou il n’a pas encore vu nettement, ou il n’avoue pas ces conséquences extrêmes. Il tourne l’obstacle : il ne l’attaque pas de front. Oui, la propriété est légitime. Oui, celui qui a reçu un patrimoine des aïeux doit le conserver. Mais le passage de l’esclavage et du servage à une autre forme de contrat de travail, au salariat, ne supprime point la propriété et n’en rend pas impossible le maintien, le fonctionnement, l’accroissement. Ce sera l’affaire du possédant d’appeler à lui et de retenir par un assez haut salaire la force de travail qui s’appliquera à son domaine. Et si les travailleurs élèvent leurs exigences de salaire au point de diminuer les revenus de la propriété et par conséquent sa valeur, ici encore il n’y a pas lieu à indemnité, car le surcroît de valeur perdu maintenant par la propriété résultait de l’insuffisance du prix payé, sous le régime du servage, à la force de travail. C’est donc cette force de travail qui créait cette survaleur ; comment donc serait-elle tenue à la créer maintenant une seconde fois par le paiement d’une indemnité ?

À la bonne heure : mais à mesure que Fichte développe ces fortes déductions, nous sommes obsédés, nous socialistes modernes, par la question décisive : Oui, mais si la force de travail élève à ce point ses exigences de salaire que les revenus de la propriété soient non seulement diminués, mais réduits à rien, n’est-ce pas la suppression même de la propriété ?