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pourquoi est-il nécessaire qu’à celui qui a cent charrues de terre, chacune de ces charrues rapporte autant que son unique charrue à celui qui n’en a qu’une ? »

C’est d’une dialectique pressante et hardie. Toute l’argumentation de Fichte peut se résumer ainsi : Si l’esclavage et le servage sont un abandon complet et inconditionnel de l’homme à un autre homme, s’ils n’impliquent à aucun degré des engagements réciproques et un contrat, ils sont un acte de la force pure, ils sont en dehors même de la sphère du droit et ils sont essentiellement nuls, car l’homme n’a pas le droit de se supprimer lui-même en se donnant absolument et à jamais. Si au contraire ils sont, en leur essence, des contrats, ils peuvent, comme tout contrat portant sur la force de travail de l’homme, prendre fin par la volonté de l’une des parties. Et en soi, la résiliation de ce contrat, laissant un libre jeu ultérieur à toutes les volontés en présence, n’entraîne aucune indemnité. Profonde et audacieuse application de la théorie du contrat implicite aux relations économiques et sociales des hommes, aux rapports de propriété. Par la vertu d’un contrat latent, il n’y a pas prescription contre la liberté et la dignité de l’homme. L’esclave et le serf, en reprenant leur liberté, ne rentrent pas violemment dans un droit abandonné par eux ; ils exercent, sous une forme mieux appropriée à la dignité et à l’action de la personne humaine, le droit que sous les formes accablantes de l’esclavage et du servage ils n’avaient pas, malgré tout, cessé de maintenir.

Ah ! qu’on ne s’étonne point, qu’on ne se scandalise point des efforts qu’est obligée de faire la pensée humaine à la fin du xviiie siècle, pour justifier l’abolition de l’esclavage et du servage ! La veille encore, Justus Mœser en affirmait la légitimité ; et la Révolution française faisait scandale en bien des esprits allemands précisément parce qu’elle avait rompu les chaînes de la servitude personnelle et réelle. Cela était dénoncé comme une atteinte à la propriété, et Fichte s’ingénie à démontrer qu’il n’y avait pas là une révolution, mais une forme nouvelle de l’éternel contrat du travail qui toujours en son fonds avait impliqué le droit de la personne humaine à disposer de soi.

Mais si les maîtres et possédants d’aujourd’hui ne peuvent pas se plaindre de l’exercice de ce droit, ils se plaignent du moins des conséquences de l’exercice du droit. Ils se déclarent doublement lésés dans leurs jouissances et dans leur propriété. Mais tant pis pour eux vraiment s’ils sont atteints dans leurs jouissances ! Dire qu’ils ne peuvent satisfaire leurs besoins que par le concours de la force de travail de plusieurs hommes, c’est dire que ces hommes sont simplement destinés à servir d’instrument au possédant, au bénéficiaire. Or il n’y a pas de contrat qui puisse reposer valablement sur cette clause. Lorsque donc des hommes se libèrent des liens de l’esclavage ou du servage comme d’un contrat de travail trop onéreux pour