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mêmes. Tout cela est beaucoup, mais c’est bien peu en regard d’un autre objet bien plus important.

« Aussi longtemps que les hommes ne sont pas plus sages et plus justes, tous leurs efforts pour devenir heureux sont vains. Échappés de la geôle des despotes, avec les débris de leurs chaînes brisées ils se tuent les uns les autres. Il serait trop triste que leur propre souffrance, ou bien, s’ils se laissent avertir à temps, la souffrance des autres ne les conduise à plus de sagesse et de justice. Ainsi tous les événements du monde ne m’apparaissent que comme d’instructives peintures que développe la grande éducatrice de l’humanité. La Révolution française est un riche tableau sur ce thème : les droits de l’homme et la dignité humaine.

« Le but de cette tragique peinture n’est pas que quelques privilégiés seulement apprennent et s’éduquent. La doctrine des devoirs, du droit et de la destinée de l’homme n’est pas un joujou d’école : le temps doit venir où nos gardiennes d’enfants apprendront les devoirs et les droits de l’humanité aux êtres jeunes qui balbutient à peine, où les premiers mots prononcés seront ceux-là ; où cette seule parole : « Ceci est injuste », sera la verge du châtiment… »

Mais pour que cette profonde et universelle éducation de justice soit possible, il ne faut pas attendre que le soulèvement des passions ait rendu l’esprit incapable de se gouverner lui-même. « Est-ce parmi le sang et les cadavres que nous ferons les conférences sur la justice à des esclaves ensauvagés ? » Non, non, tant que l’Allemagne est calme encore, tant que le flot qui monte n’a pas débordé, hâtons-nous de faire entrer dans la conscience la notion du droit. Il ne s’agit pas d’appliquer aux constitutions actuelles de l’Allemagne la mesure rigide et brutale du droit absolu. Il ne s’agit pas de provoquer un soulèvement violent.

« Non : ce que nous devons, c’est tout d’abord acquérir la connaissance et l’amour de la justice, et les répandre autour de nous, aussi loin que s’étend notre cercle d’action. C’est par un effort intérieur, c’est par un mouvement de bas en haut que les hommes se rendent dignes de la liberté. Mais c’est d’en haut que viendra la libération elle-même. »

Ainsi Fichte n’attend le salut et l’universelle délivrance ni d’un artifice d’autorité, ni d’un mouvement de violence. Il compte sur l’éducation intérieure des consciences.

C’est par la collaboration des consciences éduquées et des princes habitués à respecter de plus en plus une liberté toujours plus fière d’elle-même que la nécessaire et calme transformation s’accomplira. Mais s’il répugne aux mouvements de démocratie tumultueuse, s’il reste fidèle, même au plus de la crise européenne, à la méthode d’évolution et de transaction qui est l’âme même de la pensée allemande, il va droit au problème ; et, sans ménagement, sans réticence, il dénonce l’injustice de tous les privilèges du monde