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Il était insensé de supposer qu’après le départ des volontaires Paris serait à ce point dégarni de patriotes que quelques centaines de contre-révolutionnaires y pourraient faire la loi. Il y a donc là une suggestion inepte de la peur ; et la peur, même quand elle s’épanouit lugubrement en brutalité sanglante, n’est pas une force révolutionnaire. Si les hommes qui tuaient à l’Abbaye, à la Force, à la Conciergerie avaient conservé quelque lucidité d’esprit, quelque équilibre de raison, ils se seraient demandé, en un éclair de rapide conscience : Ces meurtres ajoutent-ils à la force de la Révolution ? et ils auraient pressenti le long frisson de dégoût de l’humanité. Ils auraient deviné aussi que par une sorte d’obsession maladive, les partis reviendraient, si je puis dire, rôder autour du sang répandu, s’accusant les uns les autres. Aussi, il ne s’agit pas de savoir si, individuellement, les hommes qui s’improvisèrent juges et bouchers étaient dignes d’estime. Je n’aime pas beaucoup les plaidoyers hypocrites des contemporains qui s’extasient sur « l’esprit de justice » du peuple parce qu’il a épargné et élargi les prisonniers pour dettes. À moins de n’être plus que des brutes ivres et incapables de tout discernement, les meurtriers de septembre ne devaient pas confondre avec les prisonniers politiques, seule cause de leurs alarmes, les pauvres diables qui avaient été incarcérés pour n’avoir pas payé les mois de nourrice de leurs enfants. Il est assez puéril de leur faire un mérite de cet « acte de justice ».

D’ailleurs, encore une fois, il se peut très bien que beaucoup des hommes qui tuèrent ainsi, lâchement, inutilement, fussent des patriotes honnêtes, dévoués et braves. Il est fort possible qu’ils aient cru servir la Révolution et la patrie, et qu’ils fussent prêts à braver la mort après l’avoir donnée. Mais la question n’est pas là. Ce n’est pas leur caractère qui est en cause, c’est leur acte ; or leur acte procède de la peur et des férocités aveugles que suscite la peur. Par là il est vil ; et aussi il est sot, car il a fait à la Révolution, dans le monde, dans l’histoire, infiniment plus de mal que n’en auraient pu faire, même lâchés dans Paris, les prisonniers qu’on égorgea.

Quelle fut, dans ce drame assez abject, la responsabilité des partis, des pouvoirs constitués ? J’avoue que je ne parviens point à la démêler avec certitude ; et les mobiles de la plupart des hommes politiques, à ce moment, restent pour moi obscurs et peu déchiffrables. Il est certain que la Révolution a laissé faire ; les pouvoirs, tous les pouvoirs sont intervenus, ou tardivement, ou mollement. La Révolution pouvait se dresser au premier bruit de ces meurtres. Elle pouvait, si elle l’avait bien voulu, les empêcher. Il n’y avait pas un mouvement irrésistible. C’est une passion saintement patriotique et révolutionnaire qui animait les cœurs, et c’est vers la frontière que se tendaient les haines. Les égorgeurs furent en petit nombre, et il eût été aisé de les disperser, peut-être même de les convertir. Il fallait commenter puissamment devant eux le mot admirable de Thuriot que j’ai cité : « Nous sommes comptables de la Révolution à l’humanité toute entière. »