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les prisons. C’est devenu un repaire d’aristocrates et de prêtres ; ils annoncent, les misérables, la chute prochaine de la patrie. On les a vus qui se faisaient des signes mystérieux et depuis la prise de Longwy ils rayonnent. Et dire qu’ils ont été épargnés de parti pris, qu’on nous avait promis vengeance et que les traîtres vivent encore ! Même les officiers suisses, qui ont assassiné nos frères au Dix Août, respirent, et demain ils pourront se remettre à la tête des conspirateurs ! Quand tous, état-major de la garde nationale, massacreurs suisses, nobles insolents, prêtres réfractaires, auront forcé les portes des prisons et proclamé la contre-révolution dans la cité vide de patriotes, nous serons pris entre l’ennemi du dehors et l’ennemi du dedans. Que penseront les armées patriotes quand elles sauront qu’au foyer même de la Révolution la trahison est triomphante ? Non, non ! il faut exécuter les traîtres ; puisque la justice des tribunaux a été si misérablement lente et timide, c’est à la justice du peuple à sauver la liberté. Quoi ! il y a peu de jours, nous célébrions une cérémonie funèbre en l’honneur des victimes du Dix Août ; mais que leur importent ces vaines démonstrations de deuil et ces simulacres d’une douleur impie ? Il fallait les venger ; et nous avons au contraire rendu leur mort inutile par notre lâche complaisance pour les égorgeurs qui s’apprêtent à recommencer. Allons aux prisons, et que les traîtres périssent. »

Ainsi des groupes exaltés se rendent dans l’après-midi et la soirée du 2 septembre aux prisons où les contre-révolutionnaires étaient détenus : à l’Abbaye, à la Conciergerie. Ils se font apporter les registres d’écrou, et tous les prisonniers qui avaient pris part au Dix Août ou qui avaient trempé dans les complots de la Cour sont jugés séance tenante ; puis, un mot sinistre est prononcé : « Élargissez-le. » Et le prisonnier, sur la porte de la prison, est attendu par les piques vengeresses ; il tombe sous les coups du peuple affolé. Toute la soirée, toute la nuit, ce fut une boucherie ; et parfois, comme la rage du meurtre se mêle à la rage de luxure, les corps des victimes subissent d’obscènes profanation. Ainsi sur le cadavre de Mme de Lamballe d’ignobles passions s’assouvirent. Les meurtriers promenèrent la tête au bout d’une pique et tentèrent d’approcher du Temple pour montrer à la famille royale ce cruel trophée.

Toute la matinée du 3, jusqu’à deux heures de l’après-midi, les massacres continuèrent. Mais à quoi bon tracer en minutieux détails ce tableau lugubre ? À quoi bon aussi philosopher longuement sur ces tristes choses ? Le droit de la Révolution n’en est pas diminué d’une parcelle. Car l’immense changement social qui s’accomplissait ne peut être jugé sur une brève exaltation de fureur. Mais je n’aime pas non plus les vagues et lâches apologies. Il est certain que ce massacre de prisonniers désarmés, s’il s’explique par les rumeurs sinistres qui affolaient les esprits, suppose un obscurcissement de la raison et de l’humanité.