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des paroles françaises que je ne comprenais pas ; j’appris seulement plus tard que c’était la Marseillaise. La chanson de Schiller et celle de Rouget de Lisle étaient en ce temps chantées sur le même mode, et on disait aussi que Schiller avait transformé en Marseillaise son chant magnifique. L’Hymne à la Joie était devenu un hymne à la liberté : liberté, belle étincelle divine ! À la maison aussi, aux heures solennelles, mon père chantait son chant. Le soir du nouvel an, le jour anniversaire du père et de la mère, quelques amis et cousins et aussi l’instituteur Heuter, dans l’école duquel j’apprenais l’ABC, étaient priés à dîner. Là-haut, dans la « salle », dont on ne se servait que dans les occasions solennelles, le repas s’écoulait joyeux et cordial. La mère était fière de l’excellence du dîner, les plus splendides rôtis, les plus magnifiques gâteaux, les fruits les plus délicats étaient servis.

« Mais lorsque une bolée de vin de choix ou, en hiver, de vin chaud, déliait les langues, mon père se levait de table, marchait de long en large dans la chambre, tandis que par couplets alternés on chantait avec enthousiasme la Marseillaise et l’Hymne à la joie. »

L’Esprit des lois, la Marseillaise, l’Hymne à la joie, Montesquieu, Schiller, Rouget de Lisle : ainsi les rayons de la pensée française et de la pensée allemande se fondaient. Ainsi le large et doux appel de Schiller à toutes les joies de l’univers s’aiguisait en Marseillaise, en paroles de combat contre les tyrans destructeurs de joie.

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

Que veut cette horde d’esclaves,
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ?

Soudain la douce voie lactée, toute fourmillante d’étoiles, devenait pour le regard ardent comme un chemin de combat, une glorieuse montée vers les hauteurs libres, soudain le grand cœur paternel qui battait dans le haut mystère du monde avait des palpitations de colère contre les oppresseurs qui troublaient l’ordre heureux des êtres, et rompaient l’universel enlacement. Quel temps que celui qui berçait ainsi les jeunes âmes au rythme ample de la pensée allemande, au rythme fort de la pensée française, et qui harmonisait enfin, dans un même mode musical, toutes les puissances de la pensée, de l’action et du rêve !

Mais toutes les difficultés pratiques du problème subsistaient. Au fond, les Mayençais avaient peur d’un retour triomphal et terrible de leurs anciens