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révolutionnaires était épargnée à ceux-ci, et la liberté pourrait progresser en Allemagne d’un mouvement tranquille et sûr.

Mais la combinaison de Forster se heurtait aux plus vives résistances. Elle était qualifiée de trahison par un grand nombre d’Allemands. Forster aigri répondait avec une violence extrême, dans une lettre du 21 novembre à Voss :

« En ce qui touche ce point, que je dois rester Prussien, j’ai beaucoup à répondre. Si je comprends bien ce vœu, il est en contradiction avec les principes que j’ai toujours exposés — prudemment, il est vrai, à cause du despotisme — et avec mon amour de la liberté. Je suis né à une heure de Dantzig, dans la Pologne prussienne, et j’ai quitté mon pays natal avant qu’il fût sous la domination prussienne. Je ne suis pas, à cet égard, un sujet prussien. J’ai vécu comme savant en Angleterre, fait un voyage autour du monde, et cherché ensuite à communiquer à Cassel, Wilna, Mayence, mes modestes connaissances. Partout où j’étais, je m’efforçais d’être un bon citoyen ; là où j’étais, je travaillais pour gagner mon pain. Ubi bene, ibi patria, doit rester la devise des savants. C’est celle aussi de l’homme libre, qui doit vivre isolé dans de petits pays qui n’ont pas de Constitution.

« Si c’est être un bon Prussien, lorsqu’on vit à Mayence sous la domination française, que de souhaiter à tous les Prussiens, comme à tous les hommes, le bien d’une prompte paix et la fin des maux de la guerre, je suis un bon Prussien, comme je suis un bon Turc, un bon Chinois, un bon Marocain. Mais si l’on entend par là que je dois à Mayence renier tous mes principes, et, dans cette fermentation, ou m’abstenir ou persuader aux Mayençais qu’ils doivent rétablir l’ancien despotisme au lieu d’être libres avec les Français, j’aimerais mieux être accroché à la prochaine lanterne. »

Mais quel désespoir dans ce persiflage ! Et quel anachronisme dans cette sorte d’indifférence du lettré, du savant, à l’égard de la nationalité ! L’effet de la Révolution française, précisément, était de créer des nations. Et la liberté révolutionnaire ne pouvait vaincre en Allemagne que si elle se confondait avec l’énergie nationale. Forster se réfugie, de désespoir, dans une conception bien étroite et fragmentaire.

Mais, même dans les pays du Rhin, à quelles difficultés il se heurtait ! Sans doute un souffle de liberté semblait se lever sur ces régions. Il se faisait comme une fusion de l’âme allemande et de l’âme française. Au début de son livre, d’ailleurs si lourdement chauvin, sur les Républicains allemands sous la République française, le fils de l’un d’eux, Venedey, écrit ceci

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.