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état violent à quiconque n’est pas ami ou ennemi, qu’on attend de froides et calmes décisions de raison ! Quelle étourderie, alors qu’il n’y a plus que l’action qui compte, alors que depuis quatre ans c’est en vain qu’a été invoquée la puissance de la raison, et que contre la Révolution les armes les plus déloyales ont été employées ! Non, c’est demander plus que de la résignation chrétienne, plus que la deuxième joue après le premier soufflet. Qui donc songe à nier, qui donc ne déplore pas les maux qui naissent de la guerre civile ? Qui conteste qu’il y a des milliers d’hommes toujours prêts, sous prétexte de liberté, à commettre des horreurs ? Mais enfin, la guerre civile est là, et cette guerre, la Cour, la noblesse, les prêtres et les Cours étrangères l’ont toute sur la conscience. »

Voilà l’esprit de Forster engagé à fond. Quel regard pénétrant et dur ! Quel discernement des mobiles égoïstes ! Quel mépris pour la politique de proie de cette Europe qui ne songe même pas à sauvegarder l’ordre social qu’elle prétend défendre et qui n’a d’autre souci que de se partager la dépouille de la France ! L’homme qui parle ainsi, et qui ne craint pas sous les déclamations hypocrites contre les Jacobins de dénoncer la haine de la Révolution, cet homme ne se donnera pas à demi quand viendra l’heure décisive. Ah ! quel grand homme d’État, réfléchi, véhément, résolu et clair, eût été Forster pour l’Allemagne révolutionnaire ! Mais celle-ci se déroba, et le sol manqua sous les pieds du grand homme qui osait trop tôt.

Voici donc la crise de la guerre. Mayence reçoit la visite du jeune Empereur François-Joseph récemment couronné à Francfort ; les rues de la ville fourmillent de soldats, de prêtres, de gentilshommes éclatants, d’émigrés hâbleurs. Une flottille toute pavoisée mire dans le grand fleuve ses pavillons multicolores. L’évêque est rayonnant, le ciel est splendide. Les émigrés mangent et boivent. Le soir, les maisons s’illuminent et les clochers réfléchissent leur clarté de fête aux eaux profondes du Rhin. Ô sérénité de la nuit ! Ô tendresse des étoiles pâlies par l’ardent reflet de la cité ! Ô douceur de vivre et d’oublier ! Les hommes avant d’entrer dans le péril et le hasard s’éblouissent eux-mêmes, et le pauvre penseur mêlé à la foule se laisse aller un moment, lui aussi, à cette sorte de joie instinctive. C’est l’enchantement de l’heure qui passe, une arche fragile de clarté sur un abîme obscur. Pitié pour les hommes éblouis qui descendent à l’abîme !

Mais maintenant des semaines sont passées, pleines d’attente, d’angoisse, de hâbleries, de mensonges. Et trois mois après la fête splendide de Mayence, les soldats de Custine, les soldats de la Révolution y entrent en vainqueurs. Oh ! de quel regard Forster scrutait la foule des Mayençais rangés au passage des soldats de la liberté ! Comme il aurait voulu surprendre en ce peuple si amorti depuis des siècles et si somnolent, un tressaillement de joie, une espérance, la vive révélation d’une Allemagne nouvelle ! Les amis de la liberté, tous ceux qui, dans la salle de lecture, s’étaient animés aux paroles