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vaisseau et nous ne laissâmes d’autre trace de notre séjour qu’une petite éclaircie dans la forêt. À la vérité nous avions semé là quelques unes des meilleures plantes de jardin d’Europe, mais la végétation spontanée étouffera bientôt toutes les plantes utiles et dans peu d’années le lieu de notre séjour ne sera plus reconnaissable, il sera retourné à l’état originel et chaotique du pays. Ainsi passe la gloire du monde. Mais qu’importent, pour l’avenir destructeur, les moments ou les siècles de culture ? Il efface ceux-ci comme ceux-là. »

Ainsi la forte pensée de Forster, à la fois vaillante et triste, dominait le temps. Il revint en Allemagne sans parti pris théorique, sans esprit de système, plein d’une pitié clairvoyante pour la pauvre humanité surchargée de maux. Il avait lutté et souffert. Dans les longs mois de navigation vers le pôle Sud, il avait connu l’extrémité du péril et de la souffrance, les sinistres tempêtes sous un ciel tout noir, les fureurs d’une mer sombre soulevant des blocs de glace. Il avait connu aussi la douceur toute virgilienne et élyséenne des horizons de Taïti : Devenere locos lætos. Et après avoir fait le tour du monde, il se dit, en terminant, avec Pétrarque, que le monde était bien petit :

« J’ai vu l’un et l’autre pôle, les étoiles errantes et leur voyage oblique. Et j’ai vu combien notre vision était courte ! »

Oui, mais pour cet esprit ardent, actif et clair, qui venait de mesurer le monde et qui le trouvait étroit, que la médiocrité somnolente de la vie allemande allait paraître opprimante ! Il avait entrevu la grande action, et il était pris maintenant dans une morne immobilité. Professeur à Vilna, à Mayence, il souffrait de sa pauvreté, mais surtout de l’impuissance d’agir. Sa gloire même lui était un fardeau. Les Allemands regardaient curieusement l’homme intrépide qui avait traversé tant d’horizons inconnus. Mais lui se disait tout bas : « Que m’importe cette curiosité enfantine et vaine ? Ils ne sauront pas faire usage de la force qui est en moi. » Il avait épousé la fille du grand savant de Gœttingue, Heyne, le commentateur illustre de Virgile ; et il soutenait sa famille à force de labeur. Il traduisait pour les revues allemandes ou il commentait les œuvres anglaises. Et il souffrait de perdre ainsi à un travail subalterne l’énergie de ses facultés.

L’Angleterre avait une vie politique et industrielle intense, les joies de la liberté et l’orgueil de la richesse. La France avait, au moins en son centre, les joies d’une vie sociale éblouissante où la puissance de la pensée s’animait de la puissance de l’opinion. En Allemagne il y avait en quelques esprits d’élite une admirable vie intellectuelle ; mais c’étaient des flammes sur des sommets ; de grandes ténèbres dormantes couvraient la vallée ; et dans le cercle des petites villes s’agitaient des intérêts misérables. Forster avait le respect des hauts penseurs de l’Allemagne. Surtout il avait compris toute la grandeur de Kant, et il en voulait à l’Angleterre de ne pas l’avoir d’emblée admiré, traduit, adopté. Mais il n’était pas fait pour la pure contem-