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sence prolongée en Allemagne de cinquante à soixante mille prédicateurs armés de la liberté et de l’égalité. C’est chose bien singulière que cette nouvelle sorte de religion que nous prêchent les Custine, les Dumouriez, les Anselme et les autres, à la tête de leurs armées.

« Les fondateurs et protagonistes de cette religion nouvelle ne reconnaissent d’autre divinité que la liberté et l’égalité, et quoiqu’ils ne propagent pas leur foi à la manière de Mahomet et d’Omar avec la flamme et le glaive, mais qu’au contraire, comme les premiers annonciateurs du royaume de Dieu, ils appellent avec de douces et amicales paroles au royaume de la liberté, ils ont cependant en commun avec Mahomet de ne souffrir à côté d’eux aucune autre foi. Quiconque n’est pas avec eux est contre eux. »

Et c’est en effet en ces termes pressants, absolus, que la Révolution posait le problème. Wieland, avec une grande partie de l’Allemagne, ne voulait être ni contre les révolutionnaires ni avec eux. Mais c’était au fond prendre parti contre la Révolution ; car cet équilibre d’indécision et d’impuissance permettait aux princes et souverains allemands d’organiser au service de la contre-révolution les forces passives d’un peuple sans volonté et sans ressort.

Mais si Wieland, à Weimar, s’attardait en ces formules, tous les jours plus vaines, de sagesse trompeuse et de juste milieu, si en Souabe, les esprits, à la fois révolutionnaires et patriotes, tentaient encore d’échapper à la nécessité d’une résolution nette, et si notamment Staendling, dans la Chronique où il avait pris la suite de Schubart, conciliait tant bien que mal sa sympathie pour la Révolution et son patriotisme allemand et enregistrait avec un enthousiasme égal les hauts faits des armées révolutionnaires et les exploits des armées autrichiennes et prussiennes, il y a des hommes, eux, qui depuis des mois étaient dans la fournaise, et qui avaient bien dû prendre parti. Ce sont ceux qui vivaient dans les pays des bords du Rhin, menacés d’abord puis occupés par la France révolutionnaire.

Ah ! quel drame poignant de conscience et de pensée que la vie de ce grand et infortuné George Forster ! Depuis qu’avait éclaté la Révolution, son esprit n’était que tourment et conflit. Il avait trente-six ans en 1789, et ses étroites fonctions de bibliothécaire à l’Université de Mayence ne suffisaient point à son activité inquiète et à son esprit vigoureux. Il avait du sang anglo-saxon dans les veines. Il descendait d’une famille écossaise qui s’établit en Allemagne au xviie siècle. Et c’est sous la direction d’un capitaine anglais, l’illustre Cook, qu’il fit, de 1772 à 1775, à peine âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, un voyage autour du monde. C’était le second grand voyage de Cook. Forster en a laissé un récit admirable, d’une netteté d’idées et d’images, d’une force et d’une rapidité de style que l’Allemagne n’avait pas encore connues. Et déjà son haut esprit se révèle généreux et exact. Il a la passion de la science, l’orgueil de l’esprit humain.