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allemands les plus ombrageux et les plus fervents ne protestèrent pas. Il leur eût paru insensé et coupable d’opposer leur patriotisme au progrès pacifique de la Révolution et de la liberté. Schubart lui-même écrivait :

« Devenir ainsi Français est le plus grand bienfait que puisse imaginer un Allemand qui croit être libre, quand derrière lui claque le fouet du despote. »

Et il considérait comme le plus grand honneur de sa vie d’être invité, le 14 juillet 1790, à la fête de la Fraternité par les révolutionnaires de Strasbourg, qui étaient en communication constante avec la Souabe. Mais le drame de conscience commença pour tous ces hommes en Allemagne, quand ils durent prendre parti entre les diverses factions qui se disputaient la France de la Révolution, et quand la propagande révolutionnaire armée aborda les pays allemands. Presque tous ces enthousiastes, amis de la liberté, étaient en quelque mesure monarchistes.

Un des plus ardents parmi eux, George Kerner, qui était allé à Paris pour être au centre même des événements, était, au Dix Août, parmi les défenseurs des Tuileries et du roi. Peut-être un secret instinct les avertissait-il que plus la Révolution française se développait et poussait loin ses conséquences, plus l’écart s’aggravait entre elle et la médiocrité des forces révolutionnaires allemandes. Ils auraient voulu retenir un peu et ralentir « le char de la Révolution », pour être mieux en état de le suivre. Si l’Allemagne, pour se conformer à la France, était obligée non seulement d’abolir les privilèges féodaux et l’arbitraire princier, et d’organiser la représentation nationale, mais encore d’abolir toute royauté et de briser l’Empire, n’allait-elle pas être accablée sous le poids démesuré de l’entreprise ? Ne risquait-elle pas aussi de perdre toute chance d’unité en brisant ce lien de l’autorité impériale qui créait seul encore une certaine communauté de vie publique ?

C’est sans doute par l’effet du même instinct de prudence que la plupart des jeunes universitaires de Tubingue et de l’école carolienne étaient de cœur avec la Gironde contre la Montagne. Sans doute, ils y étaient prédisposés par leurs relations avec Strasbourg, où le maire Dietrich, suspect dès la fin de 1792 à la Montagne, avait créé un foyer de Révolution modérée, semi-feuillant, semi-girondin. Ils y étaient encouragés aussi par leur jeune camarade Reinhard qui, précepteur à Bordeaux, était un partisan passionné de la Gironde et restait en communication avec Tubingue par une correspondance assidue. Et encore, la culture plus fine, plus brillante et plus étendue (au moins c’était la légende) des principaux Girondins éveillait la sympathie des étudiants d’Allemagne, passionnés pour les lumières.

De loin, et à travers les calomnies de ses adversaires ou le parti pris grossier de quelques-uns de ses amis, la Montagne pouvait leur apparaître comme un sans-culottisme grossier, comme la démagogie de l’ignorance. Et ils se détournaient d’elle. C’est elle aussi qu’ils rendaient responsable de toutes