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« La tentative du peuple français de se rétablir dans les droits sacrés de l’homme et de conquérir la liberté politique n’a fait que mettre au jour son impuissance et son indignité ; et par elle, non seulement ce malheureux peuple, mais avec lui une partie considérable de l’Europe et son siècle entier a été précipité à nouveau dans la barbarie et l’esclavage. Le moment était le plus favorable, mais il trouva une génération corrompue qui n’était pas digne de lui, et qui ne sut ni se hausser à cette occasion admirable, ni en profiter. L’usage que cette génération a fait du grand don de la fortune prouve incontestablement que la race humaine n’est pas encore sortie de l’âge de la violence enfantine, que le gouvernement libéral de la raison vient trop tôt quand on est à peine préparé à dominer en soi la force brutale de l’animalité, et que celui-là n’est pas mûr pour la liberté civile qui est à ce point dépourvu de la liberté humaine.

« C’est dans ses actes que se peint l’homme, et quelle est l’image qui s’offre à nous dans le miroir du temps présent ? Ici la plus révoltante sauvagerie ; là l’extrémité opposée de l’inertie ; les deux plus tristes désordres où puisse sombrer le caractère humain réunis en une seule époque. Dans les classes inférieures nous ne voyons que des instincts grossiers et anarchiques, qui se déchaînent en brisant tous les liens de l’ordre social, et se hâtent à leur assouvissement bestial avec une fureur incoercible. Ce n’était pas l’intérieure résistance morale, c’était seulement la force contraignante d’en haut qui jusque-là en avait contenu l’explosion ; ce n’étaient pas des hommes libres que l’État avait opprimés, c’étaient des animaux sauvages auxquels il avait imposé des chaînes salutaires. Si l’État avait réellement opprimé l’humanité, comme on l’en accuse, c’est l’humanité que l’on verrait apparaître après la destruction de l’État. Mais la fin de l’oppression extérieure ne fait que rendre visible l’oppression intérieure, et le sauvage despotisme des instincts fait éclore tous ces méfaits, qui provoquent à la fois le dégoût et l’horreur.

« D’un autre côté, les classes civilisées offrent le spectacle plus répugnant encore de l’atonie complète, de la faiblesse d’esprit et d’un abaissement du caractère qui est d’autant plus révoltant que la culture même y a une plus grande part…. Les lumières dont les hautes classes de notre temps se vantent avec raison ne sont qu’une culture théorique, et elles n’ont guère servi qu’à mettre en système la corruption et à la rendre inguérissable. Un épicurisme raffiné et conséquent a commencé à éteindre toute énergie du caractère, et les chaînes toujours plus étroitement rivées des besoins, la dépendance croissante de l’humanité à l’égard du physique, ont conduit peu à peu à ceci : que le marasme de l’obéissance passive est la règle suprême de la vie. De là l’étroitesse dans la pensée, la débilité dans l’action, la pitoyable médiocrité dans les résultats, qui, à sa honte, caractérisent notre temps. Ainsi nous voyons l’esprit du temps chanceler entre la barbarie et l’inertie, la libre pen-