ne pouvait plus dominer les impressions immédiates et s’élever à la vision sereine de l’avenir ?
Schiller, en pleine force virile (il avait trente ans en 1789), avait marqué bien plus tôt sa défiance et sa réserve. Il avait arrêté soudain les élans du marquis de Posa. Pas un moment il ne s’était livré à la Révolution. Défiance d’idéaliste qui a peur que son rêve trop haut et trop beau ne soit déformé et abaissé par les faits. Les hommes ne lui paraissaient préparés nulle part encore à cette tâche, but suprême de l’humanité, de transformer, comme il le dit, « l’État de contrainte en un État de raison ». Dès lors, pourquoi s’attarder et s’attrister à regarder les efforts stériles et convulsifs d’une génération présomptueuse qui veut réaliser la liberté au dehors avant de l’avoir réalisée en elle-même ? Plus d’une fois Schiller détourna ses yeux de la Révolution comme d’un spectacle bizarre et manqué, qui ensanglanterait la scène sans trouver un dénouement. Il laisse sans réponse les questions pressantes de son ami Kerner, Souabe de naissance comme lui, qui lui demande son sentiment sur la Révolution. Il essaie pourtant, en 1792, par la lecture attentive du Moniteur, de se former un jugement exact.
Les approches de la guerre lui font dire que désormais tout citoyen, tout Allemand, doit prendre parti. Mais il ne parvient pas à surmonter l’universelle répugnance que lui inspirent toutes les classes en lutte : corruption et frivolité en haut, instinct grossier et brutal en bas. Et il ajourne à des siècles lointains ses espérances d’humanité : « Oui, écrit-il en 1793, s’il était vrai que la raison est désormais la législatrice de la politique, que l’homme, au lieu d’être traité comme un moyen est respecté et traité comme une fin, que la loi est élevée sur le trône et que la vraie liberté est le fondement de l’édifice de l’État, si cet événement extraordinaire était accompli, je prendrais pour toujours congé des Muses, et je consacrerais toute mon activité au plus glorieux des Arts, au gouvernement de la seule raison. Mais c’est précisément le fait que j’ose mettre en doute. Oui, je suis si éloigné de croire au commencement d’une régénération en politique que les événements du temps reculent bien plutôt toutes mes espérances de plusieurs siècles.
« Avant que ces événements aient éclaté, on pouvait se flatter de la douce illusion que l’influence insensible et ininterrompue des têtes pensantes, que les germes de vérité répandus depuis des siècles, et le trésor d’instruction accumulé avaient formé la sensibilité humaine à accueillir le meilleur, et avaient préparé une époque où la philosophie pourrait assumer l’organisation morale du monde et où la lumière prévaudrait sur les ténèbres. On était allé si loin dans la culture théorique, que les vénérables piliers de la superstition commençaient à vaciller et que le trône des préjugés dix fois séculaires était ébranlé. Rien ne paraissait plus manquer, que le signal d’une grande réforme, unissant les esprits dans un commun effort. Or, le signal a été donné, et que s’est-il produit ?