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salut. Et bientôt Klopstock lui-même commencera à s’émouvoir de la « tyrannie jacobine ».

Dès 1792, il se plaint qu’après avoir brisé toutes les corporations la Révolution ait laissé se constituer la corporation des Jacobins, ce club qui est « comme un serpent dont la gueule dévore Paris et dont les anneaux enserrent la province ».

Lorsque, par un décret de la Législative, Klopstock est naturalisé français, il ne refuse point cet honneur. Il remercie au contraire avec effusion par une lettre à Roland. Mais il marque ses réserves. Il adjure le ministre de ne pas laisser se reproduire les événements de septembre et d’arrêter la France dans la voie de l’anarchie.

Pour bien montrer qu’il est hostile à la politique d’universelle propagande contre les rois, il célèbre le roi de Danemark, son action émancipatrice et sage. Et il termine sa lettre en disant qu’il est surtout heureux que son titre de citoyen français fasse de lui « le concitoyen de Washington », naturalisé aussi. C’était rappeler la Révolution française à la politique modérée et à demi conservatrice des chefs du mouvement national américain. Et bientôt Klopstock se détachera tout à fait de la Révolution française. Visiblement, ses sympathies, après être allées aux modérés comme le duc de La Rochefoucauld, s’étaient portées et fixées sur les Girondins. Dès que ceux-ci sont menacés, dès que l’influence de Robespierre s’affirme, Klopstock se retire. Il évoque, avec une phraséologie sépulcrale qui est un peu fatigante, le fantôme sanglant de la loi percée d’innombrables coups de poignards : et après avoir ainsi résumé la Révolution en ce triste spectre des jours noirs de septembre, il se désavoue lui-même en 1793, dans un poème, qui est un acte de contrition : « Mon erreur ».

« Longtemps je les avais suivis des yeux, non pas ceux qui parlaient, mais ceux qui agissaient… Je croyais, ah ! quelle illusion ! que c’était la joyeuse aurore des rêves d’or. C’était comme un enchantement, comme une joie de l’amour pour mon esprit altéré de liberté… Liberté, mère du salut, il me semblait que tu serais la créatrice, que de ta main divine tu façonnerais les hommes heureux élus par toi. N’aurais-tu plus la force créatrice ? Ou bien sont-ils une matière rebelle à ta main ? Leur cœur est-il de roc et leur œil n’est-il plus que nuit ? Ton cœur, ô liberté, est la loi : mais leur regard est celui du faucon et leur cœur est une lave ardente. Leur regard étincelle et leur cœur jette du feu quand l’anarchie leur fait signe. C’est elle seule qu’ils connaissent. Toi, ils ne te connaissent plus. Et pourtant c’est ton nom, ô liberté, qui fait tout. Et quand le glaive frappe les meilleurs citoyens, c’est en ton nom qu’il s’abat sur eux. »

Ainsi finissait vite en sombre désillusion l’espérance première de Klopstock. Mais n’est-ce point là la lassitude d’un poète vieilli, qui touchait à sa soixante-dixième année et qui, malgré l’effort un peu solennel de sa pensée,