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et active prête à entrer brutalement en lutte contre le vieux monde. Pourtant, l’oppression sociale est plus lourde encore qu’en France ; le servage qui a presque disparu de la société française est encore appesanti sur le paysan allemand, et les efforts même de Frédéric II et de Joseph II pour le réduire se sont à peu près brisés. Du fond de cet abîme, le paysan n’entend pas ou à peine les premiers appels de la France révolutionnaire à la liberté ; et tout d’abord l’esprit même des plus nobles penseurs allemands salue en la Révolution un beau spectacle humain, mais non un modèle.

Kant, malgré son enthousiasme pour la Déclaration des Droits de l’homme et la liberté, ne se détourne pas un moment de son chemin ardu. C’est en 1791 qu’il publie sa Critique du jugement, suite de sa grande œuvre critique. Et c’est dans l’ordre de la pensée qu’il accomplit une révolution silencieuse. C’est en 1790 que paraît la première partie du Faust de Goethe. Et en l’âme de Faust il n’y a pas trace de la grande émotion révolutionnaire et humaine. Quand le vieux savant lassé va boire la coupe de mort, il est un moment retenu par le chant pieux et pur des simples : « Christ est ressuscité ». Et les cloches qui sonnent lui chantent la chanson du passé ; aucune ne chante le chant de l’avenir, l’universelle libération révolutionnaire des hommes.

Comme le grand philosophe a pu poursuivre le travail profond de sa pensée sans que l’ébranlement du sol ait bouleversé ses travaux de mine, le grand poète a préservé son rêve de tout reflet social. C’est le conflit de l’homme avec toute la nature et toute la destinée qui éclate dans Faust ; et Goethe aurait craint de le rapetisser s’il y avait mêlé le conflit passager et étroit de l’homme avec un système d’institutions. Mais il n’aurait pu tracer autour de sa pensée ce cercle de sérénité et de mystère si la conscience allemande avait été comme obsédée par les premiers événements révolutionnaires de France. Non, l’Allemagne des artisans, des petits bourgeois et des paysans était somnolente encore, et l’Allemagne des penseurs regardait, curieuse, souvent sympathique, mais d’un esprit d’abord assez détaché et à demi passif. Ce n’est que peu à peu et sous l’action répétée des événements que l’esprit public de l’Allemagne s’émeut et s’ébranle.

Wieland note, presque au jour le jour, les impressions que fait « sur le spectateur allemand cette intéressante tragédie ». C’était un esprit mesuré et prudent, une sorte de « juste milieu ». Sa sympathie pour la Révolution est visible. Mais il redoute les commotions étendues qui en vont résulter. Dans un dialogue d’août 1789, un des interlocuteurs s’inquiète : « Est-il vraisemblable, est-il imaginable que le roi se laissera enlever les droits et prérogatives qu’il a reçus en héritage, et qui ont toujours été reconnus, s’il le peut empêcher ? Et si son parti (car il n’est sûrement pas encore abandonné de toute la nation), n’est pas en ce moment assez fort pour résister à un peuple soulevé par ses représentants, restera-t-il longtemps aussi impuissant ? La noblesse n’est-elle pas le protecteur naturel du trône ? Les autres princes